Messages les plus consultés

samedi 15 février 2014

Jacobus Silvius et l'accent circonflexe


J’étais presque décidé à quitter ce blog [ Mediapart ], vu que j'y trouve, somme toute, de moins en moins d'intérêt et que le sectarisme tend à y régner sans partage! Comme souvent les décisions que nous prenons sont remises en cause par des éléments qui sont apparemment sans relation avec elles. J'ai déjà évoqué, ici et là, la totale incapacité de la France à réformer quoi que ce soit et je ne pensais guère y revenir, tant les illustrations de ce trait national se multiplient chaque jour.

Je comprends certes que la réforme ne soit pas facile pour nos gouvernants dans les domaines importants où, quelque changement que ce soit, rencontrera forcément une opposition devant laquelle on sera de contraint de céder, suite au conservatisme forcené qui caractérise notre société et aussi, disons le, au total manque de courage et à l’électoralisme forcené de nos décideurs. Via les sondages permanents, tous pratiquent, le plus souvent, ce que je nomme la « politique du doigt mouillé » et n’avancent, en général, une idée que pour y susciter des réactions hostiles qui leur permettront de revenir aussitôt sur cette perspective.

De ce fait, on s'en prend souvent aux indécisions, aux atermoiements et aux palinodies de nos gouvernants, sans comprendre apparemment qu’il s'agit là d'une stratégie ; ils ne cherchent, dans les réactions de rejet que suscite l'annonce d'une quelconque réforme, qu'une bonne raison de ne pas la faire, tout en espérant conserver le bénéfice du mérite de l’avoir proposée. C'est ce que j'appelle, sans grande imagination, « la politique du doigt mouillé » .

 Je ne voudrais pas illustrer ce point par des phénomènes sociaux du type de la grève des chauffeurs de taxi ou bientôt de celle des intermittents du spectacle, certes moins susceptible que la première de gêner la population générale. Il a fallu un incident totalement anodin et même dérisoire pour me conduire à écrire ce billet, alors que j'étais assez fermement décidé à ne plus en faire, du moins dans Mediapart.

 La mise en page d'un livre sur laquelle je travaille actuellement m'a conduit à la fois à reconsidérer les pratiques traditionnelles de la typographie française, mais aussi, de fil en aiguille, au-delà de cette tâche, celles de notre orthographe.

Ayant reçu de l'éditeur la traditionnelle page récapitulative des « signes de correction », j'ai constaté que la forme même du signe conventionnel de correction, qui demande à ce que soit supprimé un mot ou une lettre, témoignait d’une claire ignorance, de la part du rédacteur de cette page, de l'origine d’un tel signe. Cet auteur y a réalisé, en effet, un graphisme, prudemment informe, qui rappelle vaguement et de loin un « f » en écriture anglaise. Or, il s'agit clairement, à l'origine, du « d » initial du subjonctif présent passif du verbe latin « delere » (= détruire), à la troisième personne du singulier, qui, par abréviation, indique la nécessité de supprimer un caractère ou un mot dans l’impression définitive. Au temps où il y avait encore des correcteurs d’imprimerie et des protes (J.P. Colignon, celui du Monde, en devint célèbre !), on appelait encore ce signe un « deleatur », cette forme de subjonctif, à valeur d’obligation et par là d’ordre, signifiant en français, mot-à-mot « qui doit être détruit  », donc « à supprimer ».

Une pareille remarque amène d'ailleurs à considérer, toujours de fil en aiguille et d'une façon plus globale, un point indépendant du précédent qui est l'orthographe même du français qu’on n’a cessé de faire mine de réformer, de l’arrêté de Georges Leygues (26 février 1901) à la loi Rocard de 1990.
Le premier, ne fut que « ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts » car il n’y avait pas, en cette infortunée période, de ministère de la culture et l’instruction publique ne s’était pas encore muée en éducation nationale. C’est sans doute ce qui explique que le pauvre Georges Leygues ne demeure dans la mémoire française que par le croiseur qui, ayant reçu son nom, échappa au sabordage de notre flotte à Toulon et participa, certes modestement, au débarquement de Normandie en 1944 !

Le sort des « rectifications orthographiques du français de 1990 » est pire encore puisque elles proposaient une nouvelle orthographe pour certains mots du français « afin de la rendre plus simple ou en supprimer certaines incohérences ». Ces rectifications sont alors approuvées par l'Académie française et publiées dans le Journal Officiel du 6 décembre 1990.
 Cette orthographe est qualifiée de « nouvelle », « recommandée », « rectifiée », « révisée », « modernisée » ou plus simplement « de 1990 », pour la distinguer de l'orthographe dite traditionnelle ou ancienne.

On observe toutefois que l'Académie accepte, curieusement et officiellement (Journalofficiel), d’emblée et contre toute attente, les deux orthographes, la nouvelle comme l’ancienne : « Aucune des deux graphies ne peut être tenue pour fautive ». Il faudra toutefois attendre près de vingt ans une reconnaissance, un peu mollassonne, de la part de la Rue de Grenelle (Bulletin officiel de l'Éducation nationale, juin 2008) : « L’orthographe révisée est la référence » et son inclusion, au moins théorique, « dans les programmes scolaires ». Il n’en a bien entendu rien été et cette réforme reste peu connue et moins encore appliquée, sauf par la DGLFLF et quelques Belges !

Quoique cet aspect ne soit pas traité par la Loi Rocard alors qu’en 1990 il était déjà essentiel (et cela d’autant que faisait partie de la commission des dix linguistes consultés, Maurice Gross qui pourtant, dès 1989, proposait de remplacer les accents et le tréma par un seul signe !), le point que je voudrais aborder ici est celui des « signes diacritiques du français ».

Ces signes autrefois n'étaient que des pièges pour les dictées mais, en 1990, ils sont déjà devenus, depuis plus de dix ans, un insupportable embarras pour l'informatique. Ces signes, des modestes accents à la cédille ou au tréma, ne sont évidemment pas compatibles, surtout à cette époque, avec les pratiques ordinaires des ordinateurs. Il en est à peine différemment aujourd’hui, même si nos machines permettent désormais l’usage de ces signes au prix, mal supportable, de manœuvres subtiles et complexes, ingérables hors de France, tout en les excluant toujours des adresses électroniques. Qui d'entre nous n'a pas eu d'aventure fâcheuse  avec un courriel qu’il avait envoyé en commettant l'imprudence de mettre un accent à Léon ou un ç à Françoise ?

Non seulement nous avons été incapables de nous attaquer, même à l’ère de web 2.0, à de telles survivances qui sont parfaitement inutiles, mais, en outre, auxquelles nous sommes attachés de la façon la plus étrange.

Je vois personnellement là le signe le plus absurde de notre conservatisme qui s'observe dans bien d'autres domaines ;  à mes yeux, le plus remarquable dans cette affaire est que l'immense majorité de ceux qui sont si indéfectiblement attachés à ces signes, en ignorent totalement l'origine et ne voient même pas qu’ils sont, par ailleurs, parfaitement inutiles et que leur histoire, souvent comique, relève de l’arbitraire pur et simple de quelque pédant du XVIe siècle dont le pire est sans doute Jacobus Silvius (de son véritable nom Jacques Dubois !) qui n’est plus guère connu que par son « aqueduc cérébral » dont le rapport avec notre accent circonflexe n’est pas évident !
 (à suivre, éventuellement !)

Aucun commentaire: