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samedi 31 août 2013

Boillon gras

L'arrestation de Boris Boillon et de sa mallette lourde de 350.000 euros en billets de 500,le 31 juillet 2013,  à la Gare du Nord me conduit à republier, pour partie et avec quelque aménagements (en particulier pour le titre qui de "Boillon de culture" devient "Boillon gras"), l'un de mes posts de 2010. La première phrase est quasi prophétique comme vous le constaterez d'emblée.

"Boris Boillon. Voilà un homme qui a su, pour partie involontairement sans doute, faire le buzz.

Comme Cronin dans Les clés du royaume, que j’ai lu quand j’étais petit, j’aborderai le sujet par « Le commencement de la fin ».

Sans que j’ai bien su si c’était par « Facebook » ou par « Copains d’avant », notre héros ; Boris Boillon (BB2 pour faire plus court mais aussi le situer par rapport à la première) a conquis, en un instant ou presque, la gloire médiatique grâce à une photo de lui placée dans l’un ou l’autre de ces réseaux. Je dois à la vérité de dire que, peu familier de tels lieux de la toile , je n’ai pas eu le courage d’aller vérifier, me satisfaisant d’abord, dans un premier temps, avant investigation plus précise, de la photo de BB2 brandie avec indignation par Marine Le Pen, qui la jugeait attentatoire à la dignité du corps diplomatique français.

Il est vrai qu’après examen, plus approfondi mais facile, car tous les sites de videos l’ont reproduite à l’envi, je dois dire que la photo de son Excellence Boris Boillon n’est pas piquée des vers ni même des hannetons. Je pense qu’elle a été faite, par ses soins, pour participer au concours de la meilleure photo de couverture pour le magazine Têtu ! Elle a sans doute été jugée trop peu originale, car on en avait déjà vu une bonne douzaine du genre, même si les modèles, dans ces cas, n’étaient pas en général des ambassadeurs de France. Peut-être ce cliché aurait-il été plus apprécié si son Excellence y avait été saisi dans un moment spécifique de sa vie professionnelle, une remise de lettres de créance par exemple. En revanche, cette photo, en maillot de bain moulant (style Jean-Marie Bigard ou, mieux encore, Franck Dubost), le torse épilé et huilé mettant en valeur des abdominaux chocolatés, soigneusement travaillés avant et en vue de la prise de vue.

En tout cas, après avoir posé quasi nu, voilà BB2 « habillé pour l’hiver » ; les émissions satiriques, des « Guignols de l’info » (en baisse ! Au secours Gaccio !) au « Petit Journal » de Yann Barthès (en hausse) vont s’en donner à coeur joie durant une bonne quinzaine (et plus si affinités !).

« Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes » était le titre d’un film de Josiane Balasko ; Boris Boillon l’a eue, lui, cette chance ; il en a hérité un prénom russe et une initiation à l’arabe qui a été à l’origine de sa fortune diplomatique. En effet, ses parents (des enseignants « pieds rouges ») sont partis en Algérie pour aider à la décolonisation du nouvel Etat. BB2 y a donc, été, inévitablement et sans mérite particulier, initié à cette langue jusqu’à son retour en France.

Etudes parisiennes modestes (IEP et INALCO) ; n’étant pas énarque, il ne pouvait guère espérer mieux qu’un poste de consul en fin de carrière. En fait, il sera nommé ambassadeur à 40 ans après de fructueux passages dans la mouvance de Nicolas Sarkozy, au ministère de l’intérieur d’abord, puis à l’Elysée. C’est sa connaissance de l’arabe qui est à la base de ses promotions. Cette circonstance amène d’ailleurs à s’interroger sur l’usage, plus intelligent, que pourrait faire la France, dans sa politique extérieure, des Français issus de l’immigration dont les savoirs culturels et linguistiques seraient sans doute utiles dans divers lieux du monde.

« Le commencement de la fin ». J’ai vu BB2 pour la première fois, comme tout le monde, chez Denisot, à un « Grand journal » de Canal +, fin novembre 2010. Il y a fait un numéro assez insupportable de suffisance et de satisfaction de soi, agrémenté de rodomontades ridicules sur ce qu’on allait voir, grâce à lui, en Irak, pays qu’il a quitté quelques semaines plus tard ! Il y a parlé, en particulier, de son amitié avec Kadhafi, faisant un éloge ému de ce dernier et confiant, non sans satisfaction, que Mouammar l’appelle « son fils ». J’ai appris, dans la suite, que sa fortune auprès du président de la république tient au rôle majeur que BB2 a joué dans la libération des infirmières bulgares, dont le succès a été attribué, ensuite, urbi et orbi, à Cécilia, pour les raisons que l’on sait !

Passons sur les détails. Vu cette première prestation à Canal +, la suite ne m’a guère étonné et en particulier son comportement, inoui de morgue, d’arrogance et surtout de sottise, à l’égard de la journaliste tunisienne (une femme donc !) qui interviewait le tout nouvel ambassadeur de France, à peine débarqué. Sans vouloit tirer sur une ambulance, deux remarques pour conclure sur le personnage. Obligé de faire amende honorable, il l’a fait en arabe, en ânonnant laborieusement un texte qu’il lisait manifestement mot à mot. D’autre part et surtout, un ambassadeur de France, qui a dû aller un peu à l’école, devrait savoir qu’on « présente des excuses » et qu’on ne « s’excuse pas », car si l’on peut « s’excuser » soi-même, à quoi bon faire une telle démarche ?".

Peu fait pour la diplomatie (on l'a vu, de toute évidence, il ne devait cet emploi qu'à la faveur du prince), Boris s'est reconverti, avec succès semble-t-il, dans le transport des valises, sans savoir que, quinze jours plus tard, la mort allait le priver du coûteux mais précieux secours de Jacques Vergès, le spécialiste en la matière, auquel je reviendrai lundi.

vendredi 30 août 2013

Jacques Vergès, l'homme des mystères (7) : antisémite ou antisioniste ?

L'avantage avec Jacques Vergès est que, s'il ment très souvent comme on l'a vu, il le fait en usant toujours des mêmes processus de falsification et toujours pour se valoriser, ce qui rend facile de le prendre la main dans le sac.

Prenons l'une de ses ruses les plus courantes qui est de tendre le piège de la déontologie humaniste qu'il affectionne particulièrement et qui vise à faire voir en lui, comme on a osé l'écrire, "un amoureux de la justice". On lui a posé cent ou mille fois la question de savoir s’il défendrait X ou Y (ceux-ci étant toujours des personnages qu’on juge des plus indéfendables, de Maurice Papon à Hitler en passant par Bush ou Sharon). De telles questions sont évidemment pain bénit pour lui qui peut se draper alors dans deux tuniques doublement immaculées.

Celle de l’humanisme d'une part, comme en témoigne le titre de son livre de 2005, emprunté à Térence et à feues les pages roses du Petit Larousse (J. Vergès n’aime rien tant que se piquer d'une culture classique qu'il juge distinguée sans la maîtriser tout à fait), Rien de ce qui est humain ne m’est étranger (il a reculé devant la citation latine originale « Homo sum et nihil humanum mihi alienum puto »).

Celle de la déontologie professionnelle d'autre part, qui le conduit à affirmer « Un avocat est là pour défendre, comme un médecin pour soigner » (le serment d’Hypocrite!). Peu importe les crimes de l'accusé, l'essentiel est toutefois qu'il soit riche ou que des riches payent en douce pour lui. Nous y reviendrons ! Un pauvre peut toutefois, parfois mais pas trop souvent, trouver grâce aux yeux de notre héros s'il apporte une publicité suffisante. Le jardinier maghrébin d'une riche héritière peut ainsi trouver un défenseur bon marché ce qui, comme on l'a vu, n'était en rien le cas des immigrés expulsés de la Sonacotra ! Quant à la défense dite de "rupture", dont J. Vergès se prétend le concepteur, elle fut imaginée et recommandée par Lénine puis reprise, bien plus tard, par Willard, un avocat français

On aura noté que pour lui couper cette voie de dérobade, un peu trop facile, je n'ai pas traité dans mes blogs des causes qu’on lui reproche toujours, qu’il les ait ou non réellement plaidées, de Barbie à Sadam Hussein en passant par Milosevic ou Kieu Sampan. Mieux vaut s’en tenir à ses relations et à ses amitiés choisies, sans lien direct réel avec sa profession d'où le numéro du défenseur humaniste, précédemment décrit et qu'il aime tant, est exclu d'emblée!

Au centre du livre de J. Givet, Le cas Vergès (Lieu commun, 1986)  que j'ai déjà évoqué, se trouve la question de l’antisémitisme de J. Vergès. Sa réponse est bien connue et il l’a encore répétée à T. Jean-Pierre, peu soucieux, comme de coutume, de le pousser dans ses derniers retranchements. Elle est simple et aisément prévisible.

Commençons donc par ce dernier auteur qui est, ici comme ailleurs, tout à fait complaisant pour ne pas dire servile.
"T. Jean-Pierre : « On vous reproche souvent votre antisémitisme.
Jacques [Vergès] : C’est un procès d’intention, un amalgame entre une conviction, l’antisionisme, et un fantasme, la haine supposée que j’aurais des juifs [sic] . Je suis profondément antisioniste ». (2000 : 221). Notons, au passage, qu'il ne répond rien à propose de l'antisémitisme, ce que ne semble pas remarquer Th. Jean-Pierre qui le questionne pourtant à ce propos même !

Cette affirmation vient, dans le livre cité, immédiatement (et ce n'est évidemment pas par hasard), après une de ces anecdotes édifiantes que Jacques Vergès adore et dont il a toute une panoplie. Je l'ai déjà rappelée et je serai donc bref. « Un jour au cours d’une suspension, une journaliste juive a traversé la salle, est montée à la tribune, m’a tendu une rose. Je lui ai baisé la main [comment résister à un tel homme ?], j’ai longuement regardé les trente-neuf avocats des parties civiles [J. Vergès est plus fort que le petit tailleur du conte et ses "neuf d'un coup!" ] tout en humant cette rose qui, pour moi, avait un triple parfum de plaisir : l’odeur de la fleur, le souvenir de l’attention de la jeune femme et la tête de mes adversaires » (2000 : 221).

L'intervention de cette jeune juive, qui, ne peut être que ravissante (faut-il le préciser, et, on le devine, secrètement éprise du maître) est une preuve décisive et définitive que J. Vergès n'est pas antisémite. Elle est surtout des plus inattendues au procès de K. Barbie, le "boucher de Lyon" qui a fait torturer et assassiner des milliers de Juifs et de non-Juifs dont les 44 enfants d'Izieu ! On s'interroge en outre sur le but d'une telle démarche. Le fait que les 39 avocats l’identifient aussitôt comme "une journaliste juive" donne à penser qu'elle portait, dans la main qui ne tient pas la rose offerte, une pancarte où l’on pouvait lire « Je suis une journaliste juive ».

Cela dit, le point de vue qu’exprime le plus souvent Jacques Vergès sur les Juifs est certes celui de l’extrême-droite, mais il est aussi, grosso modo, sans qu'on le dise, celui d’une partie de la gauche française. C’est en tout cas celui d’une frange de l’extrême-gauche, dont on sait qu’elle a fortement contribué à diffuser les thèses révisionnistes. On connaît, dans ce domaine, le rôle des publications de la "Vieille Taupe" avec Pierre Guillaume et Jean-Gabriel Cohn-Bendit, comme celui des éditions de J.E. Hallier qui ont publié en particulier, en 1981, Intolérable intolérance de R. Faurisson (co-signé par J.G. Cohn-Bendit). C’est aussi la position de Roger Garaudy, converti à l’Islam en 1982, qui, dans son livre de 1996, a souscrit aux affirmations du révisionnisme sur le caractère mythique de l’extermination des juifs par les nazis, tombant par là sous le coup de la loi Gayssot et défendu, lors de son procès, comme par hasard... par un certain Jacques Vergès.

Il est facile d’imaginer ce qu’ont pu être les réflexions de Jacques Givet, en 1998, quand J. Vergès a défendu Roger Garaudy, poursuivi suite à la publication de son livre, Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Les deux hommes sont intellectuellement proches l’un de l’autre; ex-communistes l’un et l’autre, ils revendiquent le titre d’« antisioniste » et se défendent d’être antisémite ; si Garaudy ne nie pas formellement l’existence des chambres à gaz, il est néanmoins souvent à la limite des positions négationnistes. Il est curieux de noter que si l’un et l’autre se sont convertis à l’Islam, Ragaa (ex Roger) Garaudy, lui, semble demeurer fidèle à la charia, tandis que Mansour Vergès est redevenu Jacques et a oublié son Islam. Le Mouton-Rothschild y est peut-être pour quelque chose, ce qui, après tout, confirmerait l’universelle puissance du complot juif.

J. Givet, (juif lui-même et qui vers 1960, à Genève, avait donné asile à J. Vergès qu'il connaît donc parfaitement) ; dans son ouvrage de 1986 déjà cité, il se livre à une recension très précise et très exhaustive des citations de J. Vergès, avant de formuler sa conclusion qui mérite d’être reproduite un peu longuement, en raison de la qualité de l’écriture et la finesse de l’analyse :
« Me Klarsfeld, à la question qui lui était posée : « Considérez-vous Me Vergès comme un antisémite ? », avait répondu, après un silence, « Rien ne me permet de dire une chose pareille. […]  Il n’a rien dit contre les Juifs. Pourvu que cela dure… ». Et Vergès avait répondu : « Vous ne risquez pas d’entendre cela dans ma bouche. ». Nous l’aurons entendu.

Le cas de Me Vergès est révélateur d’une espèce d’hommes particulière, composée d’individus totalement différents les uns des autres en apparence, mais dont le subconscient collectif est identique. Le phénomène est très répandu en zoologie, où, par exemple, contrairement aux coléoptères dont seuls les entomologistes chevronnés savent distinguer les dizaines de milliers d’espèces, tant nombre d’entre elles se ressemblent, la différence entre la moule et la pieuvre saute immédiatement aux yeux du profane, bien qu’elles soient l’une et l’autre – au fond d’elles-mêmes, mais sans en avoir parfaitement  conscience – des mollusques.

Il existe ainsi des humains de l’espèce antijudaïcus nolens[1] (ci-après a.n.), congénères de l’espèce antijudaïcus vulgaris, plus répandus et plus aisément identifiables grâce à leurs signes extérieurs. Les individus de l’espèce a.n., loin d’avoir « même » un ami juif, en ont beaucoup, avec tout juste une préférence marquée pour ceux qui ne se revendiquent pas comme tels, et surtout pas comme sionistes. Et puis un beau jour, cela éclate dans leur cerveau, comme un pétard demeuré silencieux aussi longtemps qu’il était à l’abri de la moindre étincelle. Alors leurs yeux se brouillent, leur voix s’éraille, leurs mains s’énervent de ne sentir qu’une sorte de vide alentour. » (1986 : 177-178).

J. Givet s’est employé à réunir tous les propos tenus ou écrits par J. Vergès dans les moments où se manifeste son être profond d’a.n..Il est toutefois curieux, que tout en étant bien informé à leur propos, il n’évoque pas davantage la relation prolongée entre J. Vergès et F. Genoud que nous examinerons en détail dans la suite car ce point est majeur.

Revenons à J. Vergès et au livre de J. Givet. Pourquoi, après cette entrée en fanfare de F. Genoud, le personnage disparaît-il de la narration et est-il relégué dans une simple note du livre ? On ne le sait pas et on ne se l’explique pas davantage. Néanmoins, ces relations entre J. Vergès et F. Genoud sont sûrement un élément décisif dans la rupture entre les deux hommes. J. Givet en fait d’ailleurs confidence, en reconnaissant son propre manque de « clairvoyance » :
« Sensible à cette forme d’humour, je n’en eus pas moins un haut-le-cœur quand j’appris qu’au cours de l’instruction et du procès des responsables de l’attentat de Zurich [en 1969], il s’était allié à François Genoud qui avait été nazi et proclamait qu’il le restait. » (1986 : 25).[2]

Le pire est toutefois à venir et je mettrai un terme à ce billet par le propos antisémite le plus ignoble de Jacques Vergès mais qui, somme toute, n'a rien d'étonnant de sa part. Jacques Givet aurait tout de même pu être alerté par un propos de J. Vergès qu’il rapporte et qui est exactement contemporain. Ecoutons J. Givet :

« Un jour – je crois que c’est le jour même où j’ai appris qu’il allait défendre les pirates qui avaient assassiné un pilote d’El Al et que je m’en étais étonné devant lui – Vergès me dit :
- J’aurais aussi défendu Anne Franck.
Entendant cela mon étonnement ne fit que croître.» (1986 : 140)
L’amitié, comme l’amour, est décidément aveugle!

Cette phrase est en effet, à mes yeux et de très loin, la plus immonde de toutes celles que cite J. Givet à propos de Jacques Vergès « a.n. », selon sa « systématique » de l’antisémitisme.
« J'aurais aussi défendu Anne Frank… » déclare J. Verrgès, mais contre quelle accusation, sinon celle d’être une enfant juive, déportée par les nazis à Bergen-Belsen où elle mourut à treize ans, quelques jours après sa soeur Margot ?

Le salaud lumineux  ? Je penserais plutôt à d'autres adjectifs infiniment moins flatteurs (il est vrai que celui-ci est de lui!), généralement antéposés !


[1] Nolens : mot-à-mot « en ne le voulant pas » ; utilisé surtout dans la formule « volens nolens » : qu’on le veuille ou non, de bon ou de mauvais gré.
[2] Dans le livre de T. Jean-Pierre, F. Genoud est à peine évoqué (2000 : 162), alors que l’auteur, dans sa « bibliographie », fait figurer l’ouvrage de P. Péan, L’extrémiste : François Genoud, de Hitler à Carlos (LGF, 1998). Si T. Jean-Pierre a lu ce livre, comment a-t-il pu se contenter de la réponse de J. Vergès, dont je ne citerai que les trois premières lignes (elle en comporte sept en tout !) : « Genoud était un nostalgique du nazisme. Il avait rejoint les rangs de ceux qui se battaient pour les Algériens et, plus tard, prendra fait et cause pour les Palestiniens. » ? Comment T. Jean-Pierre a-t-il pu se contenter d’une réponse pareille ? Il est vrai que la question était simplement « Qui était François Genoud ? ».

jeudi 29 août 2013

Jacques Vergès, l'homme des mystères : (6-2) : Liaisons dangereuses ou Amitiés particulières ?

En 1965, (donc deux ans seulement avant l’incarcération de Tshombé qui suscitera de la part de J. Vergès l'activité et les profits qu'on a vus), dans la revue Révolution, dirigée par J. Vergès, on lit :
« Quand mourait Lumumba, qui aurait pu prévoir que la lutte au Congo serait aujourd’hui d’une telle ampleur et d’une telle clarté ? D’un côté, Tshombé, installé légalement à Léopoldville, avec le soutien militaire des Etats-Unis. De l’autre, en dépit de leurs faiblesses provisoires, de leurs défauts surmontables, les hommes des faubourgs, des mines et de la forêt. » (décembre 1964-janvier 1965).

A en croire J. Vergès (cf. supra), ses amitiés sont, en effet, dans le Tiers-Monde, mais pas avec ceux qu’on pourrait croire, à le lire, c’est-à-dire, toujours selon ses propres termes, « les hommes des faubourgs, des mines et de la forêt ». Pour la bonne règle, je laisserai de côté l’activité proprement professionnelle (donc judiciaire) de J. Vergès. Certes, on le voit défendre Bongo, Idriss Deby et Sassou Nguesso qui ont déposé des plaintes contre F.X. Verschave et son éditeur pour « offense à chef d’Etat étranger », mais il faut bien vivre et donc plaider. En la circonstance, il le fera d’ailleurs sans grand succès, puisque, le 25 avril 2001, la 17e Chambre reconnaît le droit à cet auteur et à son éditeur d’évoquer les actes de ces hommes politiques. Notons toutefois que la justice ne se prononce pas sur les faits évoqués, mais disqualifie la plainte au seul motif que le délit « d’offense à chef d’Etat étranger » est incompatible avec les articles 6 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Les échecs professionnels répétés de J. Vergès ne sont d’ailleurs peut-être pas étrangers à la critique sévère qu’il a faite, on l'a vu, avec son ami Bernard Debré, en 2002, de la judiciarisation de notre société. Même si amis et clients sont souvent les mêmes (dans les cas d’O. Bongo et de N. Eyadema auxquels je m’attacherai ici), ce sont les relations extra-professionnelles qui seront seules au centre de mon propos.

Tous les journalistes, qui ont interrogé J. Vergès chez lui, notent la présence, dans son environnement quotidien et immédiat, de précieux objets d’art africain dont la plupart sont des cadeaux: masques provenant de la succession d’Houphouët-Boigny, statue offerte par le Président Bongo, etc. Ce ne sont pas là les souvenirs que le touriste moyen rapporte d’un voyage en Afrique. Le caractère personnel de ces cadeaux témoigne donc, inévitablement, du caractère également personnel de la relation avec ceux qui sont à l’origine de tels présents.

J. Vergès, Tshombé et Mobutu

Deux ans plus tard, cette « clarté » s’étant à ses yeux obscurcie (à moins qu’elle ne soit devenue totalement aveuglante), J. Vergès n’hésite guère à tenter, en vain d’ailleurs, coùùe on l'a vu, de se mettre au service de Tshombé donc, selon sa propre analyse, de "l’impérialisme américain". Bien des années après, en 1990, Jacques Vergès s’associera, discrètement et de loin, à la campagne engagée par Mobutu pour s’attirer les faveurs de la France, dont la presse lui semble injustement hostile[1]. Du côté français, les affaires du dictateur zaïrois sont conduites par Jean-Louis Remilleux (auteur de Mobutu, dignité pour l’Afrique, paru chez Albin Michel, s’il vous plaît, en 1989 qu'on retrouvera, en 2008, dans le générique du film de S. Thisse dont, me semble-t-il, il est l'auteur des dialogues). Cet ouvrage est un livre d’entretiens avec le maréchal-président, mais on doit observer ici que deux ouvrages de Jacques Vergès, Le salaud lumineux (1990) et Intelligence avec l’ennemi (1994) sont aussi des livres d’entretiens avec… ce même Jean-Louis Remilleux (apparemment un ami commun du Maréchal Mobutu et de J. Vergès). Le monde (celui-ci surtout) est décidément bien petit et s’achète assez aisément pour peu qu’on soit en mesure d’y mettre le prix.

Jacques Vergès collabore d’ailleurs au « groupe de réflexion » qui, en relation avec l’ambassade du Zaïre, doit définir la stratégie du Maréchal dans sa reconquête du cœur des Français. On trouvera sur cette affaire des détails, sans importance ici, dans le livre d’E. Dungia, Mobutu et l’argent du Zaïre (L’Harmattan, 1993), de peu postérieur à l’ouvrage de Remilleux, mais paru chez un autre éditeur et d’un ton très sensiblement différent.

L’ami Bongo

Comme souvent, les relations avec un président africain, devenu ensuite un ami cher, commencent sur le plan professionnel[2]. Comment pourrait-il en être autrement ?

Dans le cas du président gabonais, ces relations datent de dix ans au moins, puisque, si l’on en croit, la Lettre du Continent (n° 317, 19/11/98), J. Vergès était l’avocat d’O. Bongo, en Suisse, dans une affaire de compte que la justice locale avait saisi (en relation, semble-t-il, avec l’affaire Sirven). J. Vergès avait plaidé que, dans la mesure où le compte appartenait au président gabonais, il était couvert par l’immunité du chef d’Etat. La cour a rejeté cette argumentation, obligeant O. Bongo à changer de stratégie juridique dans cette affaire.

Le détail importe peu, mais il est, au départ, étonnant de voir Omar Bongo solliciter le concours de J.Vergès dans une affaire qui semble fort éloignée de son domaine de compétence professionnelle. Cet avis paraît d’ailleurs avoir été aussi celui des magistrats suisses qui ont rejeté son recours. Il ne s’agit là que d’une affaire d’un million et demi de $, somme modeste rapportée à ce qu’on prétend être la rente pétrolière du Gabon (200 milliards de francs en 40 ans), mais ce pourrait être là une forme de petit cadeau entre amis pour des compétences de fiscaliste plutôt incertaines. Jacques Vergès aurait-il été introduit auprès du président gabonais par leur ami commun Eyadema ?

L’ami Eyadema

Pour aborder les amitiés togolaises de J. Vergès, je ferai appel à un témoin que rendent incontestable la prudence et la modération, qui se manifestent à toutes les pages de ses Mémoires d’Afrique (Fayard, 1999). Guy Penne, ancien conseiller de François Mitterrand pour l’Afrique, y raconte:
« En juillet 1995 [donc quelques semaines après l’élection française], le président Eyadema a été reçu à l’Elysée, et le chef de l’Etat togolais a accordé une interview à Jeune Afrique dans laquelle il a répondu lui-même à la question que vous me posiez au début de ce chapitre, à savoir les raisons de sa longévité politique. « Dieu a voulu, a-t-il dit, que l’âge n’ait pas de prise sur moi.[Dieu paraît avoir changé d’avis depuis!] ». Quant aux amis français [souligné par moi] du président Eyadema, vous savez sans doute que l’avocat Jacques Vergès [souligné par moi], le général Jeannou  Lacaze [lui aussi conseiller de Mobutu et d’Eyadema] et l’ancien doyen de la faculté de droit d’Aix-en-Provence [que J. Vergès a présenté à Eyadema en 1992], sont allés au Togo en août 1996 pour soutenir le parti du Président lors des élections législatives partielles qui ont permis au RPT de s’assurer la majorité au parlement togolais.

En revanche, aucun représentant officiel français n’a assisté aux cérémonies commémoratives des trente ans de pouvoir du Président qui se sont déroulées en janvier 1997 (alors qu’Alain Juppé dirigeait le gouvernement). Il est vrai que cette commémoration se tenait le 13 janvier, date anniversaire de l’assassinat de Sylvanus Olympio en 1963, dans les circonstances que l’on sait [mais que l’on évite de  rappeler ici]. Ce qui n’a pas empêché l’ancien ministre de la Coopération, Bernard Debré [souligné par moi], de faire le voyage pour être présent à ces cérémonies. » (G. Penne, 1999 : 289).

Voilà nos bons vieux amis à nouveau tous réunis; nous n’avons pas été longs à les retrouver et le choix de les rapprocher ainsi n’est nullement de notre fait, comme on peut le voir.

Il faut toutefois présenter le nouveau venu dont la carrière est exemplaire de celle de la plupart de ces dictateurs africains; amis inattendus de J. Vergès mais dont l’amitié est si précieuse, à tous les sens du mot !Né en 1936 à Pya où il implantera une école militaire destinée à former le meilleur de l’armée togolaise, appartenant comme lui à l’ethnie kabyé, Gnassingbe Eyadema a accédé au grade de sergent dans l’armée française et a servi en Indochine et en Algérie. Sa carrière militaire rapide (directement de sergent à général), son parcours politique et ses pratiques gouvernementales rappellent fort  ceux de son modèle africain, le maréchal Mobutu.La première étape vers le pouvoir est franchie le 13 janvier 1963 quand il assassine le premier président togolais élu, Sylvanus Olympio; la seconde se situe en 1967, avec le coup d’Etat qui le porte au pouvoir pour 38 ans puisqu'il mourra  en 2005.

Devenu général et président, Gnassingbe Eyadema instaure un ordre militaro-policier qui repose, en particulier, sur une armée de 13.000 hommes (un militaire pour 300 habitants!), dont la plupart des recrues viennent de la région d’origine du chef de  l’Etat. Le commandement est tout entier aux mains de sa famille ou de ses proches. Cette armée est l’instrument majeur d’une dictature brutale que condamne unanimement l’opinion internationale... sauf la France, en dépit de quelques froncements de sourcils occasionnels et d’une interruption momentanée de la coopération franco-togolaise.

Cette dictature sanglante se double d’un régime maffieux. Le pillage des richesses naturelles (phosphates) et de l’aide publique au développement fait que cet Etat, peu peuplé et relativement riche et qu’on nommait dans les années 60 la « Suisse de l’Afrique » ( G. Penne, 1999 : 289), se retrouve classé parmi les pays les moins avancés; là aussi l’entourage familial et ethnique du général président tient un rôle essentiel dans le pillage des ressources de l’Etat..

En somme, une dictature africaine très classique, à la « zaïroise » comme on l’a vu; la seule différence avec d’autres est sa durée. Le multipartisme et la bonne gouvernance dont le Nord découvre soudain les vertus en 1990, à la chute du régime soviétique, n’ont guère de place au Togo, en dépit de quelques simulacres de réformes démocratiques. Le général-président se fait réélire à nouveau et se trouve des majorités complaisantes. Son coup d’éclat est d’empêcher Gilchrist Olympio, fils du président assassiné en 1963, d’être candidat au motif que son dossier médical de candidature a été établi à Paris. Le piquant de l’affaire est que le malheureux avait dû venir se faire soigner à Paris à la suite d’un attentat commis sur lui, disait-on, par le fils du président !

Un des éléments de la longévité présidentielle d’Eyadema est, de l’avis général, le soutien français qui n’a jamais été sérieusement remis en cause, ni par la droite (de Giscard d’Estaing qui aimait à chasser dans la réserve présidentielle du Nord-Togo, à Ch. Pasqua, « ami personnel » du président), ni par la gauche (Jean-Christophe Mitterrand, autre ami d’Eyadema, l’a toujours soutenu). Longtemps, l’assistance française a été militaire et financière; l’avènement de la « démocratie » a engendré d’autres pratiques dont la finalité majeure demeure le maintien du régime en place   Selon le mot heureux d’Eric Deroo, « on est passé des affreux de Bob Denard aux mercenaires juridiques symbolisés par Debbasch ». Ce dernier va prendre une place de plus en plus importante. Non seulement, il concocte pour le président (avec, entre autres, son ami J. Vergès) un inénarrable « Observatoire international de la démocratie », mais il devient, dans les dernières années du règne, le tout puissant magicien constitutionnel  d’Eyadema.

On parle souvent, quand il s’agit de la « Françafrique » de chèques, de dessous de tables, de commissions, etc., mais l’amitié des puissants, et en particulier, celle d’Eyadéma peut, parfois, avoir aussi des côtés un peu futiles et dérisoires. Ainsi, Jacques Vergès, depuis 1993, a-t-il été décoré de l’ordre du Mono; il partage cette flatteuse distinction avec Michel Roussin, Charles Pasqua et Charles Debbasch.

Fort heureusement, les « conseils privés » adressés au président-général (on hésite à dire "donnés !") et l’amitié qu’on lui porte ne rapportent pas que des médailles. Charles Debbasch est là pour en témoigner. Ses ennuis avec la justice française sont pour le moment au point mort. On a toutefois, en la circonstance, appris qu’il avait, en mars 2002, versé, sur un compte ouvert au Luxembourg, 1,2 million d’euros. Selon ses avocats, cette somme provenait d’honoraires qui lui avaient été versés « en tant que conseiller de présidents africains » et qui, précisait-on, avaient été déclarés au fisc togolais (Libération, 18/2/05). De ces déclarations, on peut conclure que ces sommes, déclarées au Togo où intervenait essentiellement C. Debbasch, lui ont été versées par son ami Gnassingbe Eyadema. Certes, ces confidences de Debbasch sont un peu provoquées par la justice, mais elles donnent d’utiles indications d’échelle. Pour J. Vergès, on ne sait naturellement rien, mais on peut se risquer à tirer des révélations sur l’un quelques indications, grossières certes, mais néanmoins précieuses, sur l’importance des libéralités présidentielles envers l’autre. Vergès et Debbasch sont des amis très chers…

On lit dans Survie (6/11/96), des détails donnés par un Togolais, dont on comprend aisément qu’il ait voulu rester anonyme (donc vivant !), mais dont le témoignage éclaire autant  ce qui vient d’être dit que ce qui suit : « [Il suffit de venir] chanter les éloges médiatisés des bourreaux de l’Afrique, en les présentant comme des messies incontournables pour le salut de nos Etats sinistrés par les méfaits de la kleptomanie, du tribalisme et du fascisme tropical grand-guignolesque. 24 heures ou 48 heures passées en qualité d’hôte de marque d’un dictateur ou d’un sergent-président rapportent gros, très gros : une valise bourrée de CFA, en coupures de 10.000, des diamants, de l’or ou quelques cargos de phosphate, de manganèse ou de bauxite. » (www. Survie-France.org).

De ses amis africains, on peut donc attendre, fort heureusement,  autre chose que de simples embrassades. Les soutiens qu’un président africain attend de ses « chers » amis peuvent prendre d’autres formes. J. Vergès et Ch. Debbasch, qui ont, l’un et l’autre, la plume facile, n’hésitent pas, pour leur ami commun Eyadema, à la rendre mercenaire. Ils ont ainsi rédigé, pour un supplément de Jeune Afrique, une inénarrable publicité rédactionnelle sur G. Eyadema, dans laquelle J. Vergès, « l’anticolonialiste » se surpasse. Il va jusqu’à écrire :
« Les yeux du peuple togolais sont ouverts. Il a vu comment le général Gnassingbe Eyadema a défendu avec sang-froid, patience et succès les intérêts du Togo contre les intérêts de ces multinationales et leurs serviteurs putschistes. Pour cela, il reste un exemple et pas seulement pour le Togo. » (janvier 1994).

Formulation admirable ! Les habitudes de l’écriture anticolonialiste conduisent ici Jacques Vergès à cirer les bottes présidentielles togolaises dans son style habituel, en dénonçant, machinalement, les « multinationales et leurs serviteurs putschistes ». On ne se refait pas! On espère que le général aura bien compris que de tels écrits n’ont assurément pas de prix! Ecrire ces phrases coûte tant à Jacques Vergès qu(il faut bien que cela lui rapporte gros !

Sur le fond, le propos n’est pas très original et J. Vergès n’ajoute sa touche personnelle que par ce zeste de verbe anticolonialiste (mais c’est le secret de la recette) qui pimente le propos tenu, en décembre 1992, par Charles Pasqua, son confrère dans l’ordre togolais du Mono:
« C’est une chance pour le Togo d’avoir eu à sa tête le général Eyadema. Si la situation ne s’est pas dégradée, c’est en grande partie dû à ses qualités d’homme d’Etat et à sa sagesse. » (Le Monde, 10/01/94).

Ces relations avec ces chefs d’Etats africains, pourtant si étranges, sont traitées en quelques lignes dans le livre de T. Jean-Pierre qui ne peut pas ne pas finir par poser la question à J. Vergès.

"Question « On vous reproche de défendre en Afrique les pires dictateurs ?
Jacques : l’Afrique n’est ni l’Europe, ni la France. Ces pays avaient besoin d’une transition autour de chefs d’Etat qui ont parfaitement joué leur rôle. J’ai effectivement été – et je le suis d’ailleurs encore – l’avocat de certains d’entre eux et j’en suis très fier Il est si facile de faire la leçon à ceux que l’on a aussi longtemps maintenu sous le joug colonial ! La France, à travers ses dirigeants successifs, se garde d’ailleurs bien de déstabiliser ces régimes au nom d’un quelconque impératif démocratique et les rapports entre les chefs d’Etat français et ces dictateurs sont toujours empreints de beaucoup de prévenance et d’un peu de condescendance » (2000 : 227)".

Les  deux compères ont l’astuce (un peu grosse) de maintenir les relations sur le simple plan professionnel. La réponse, qui n’est pas dénuée de pertinence, en dépit du fait qu’elle reprend les mêmes vieilles ficelles, semble satisfaire T. Jean-Pierre, qui, soulagé, passe à autre chose. Faut-il rappeler que dans les pages qui précèdent, j’ai délibérément choisi de laisser de côté les aspects professionnels de l’activité de J. Vergès ? Pour n’évoquer que ce seul point, les publicités rédactionnelles auxquelles s’est consacré à diverses reprises Maître Vergès ne me paraissent pas relever, de façon claire et directe, des fonctions habituelles et normales  d’un avocat.

Jacques Vergès, aime aussi  beaucoup la Côte d’Ivoire, naguère encore le pays le plus riche d’Afrique. Il avait été l’avocat d’Houphouët-Boigny (de qui lui viennent, paraît-il, certains des masques qui ornent son bureau), puis, comme on l’a vu, celui d’Henri Konan Bedie et d’Alassane Ouattara. Comme on l'a vu, il est brièvement passé, avec son vieux compère Roland Dumas (pour 100.000 euros, une misère car l'Afrique n'est plus ce qu'elle était!) du côté de Laurent Gbagbo et on a même annoncé un livre de lui qui s’en prendrait aux Forces Nouvelles du Nord du pays et qui aurait pour titre Halte aux massacres en Côte d’Ivoire (Grigri, n° 42, 3 novembre 2005). l'affaire semble mal barrée mais le coeur africain de Jacques Vergès est vaste et l’homme n’aurait  pas fini de nous étonner si la Grande Faucheuse ne s'en était mêlée !


[1] Jean-François Kahn est regardé comme l’un des animateurs majeurs de cette campagne de « propagande hostile » contre Mobutu.
[2] J. Vergès fait lui-même état de sa présence au mariage d’Omar Bongo (1992 : 13). Est-il si courant de voir un Président de la République inviter ses avocats à son mariage ? Il est vrai que ce mariage, célébré à Oyo, était un grand mariage (8 milliards de francs CFA).

mercredi 28 août 2013

De l'importance des prépositions dans la géopolitique

Je ne vais pas me livrer ici à deux de mes topos favoris : l'initiative que prennent les mots d'une part et; d'autre part, la méconnaissance de plus en plus grande de la langue française, en particulier chez ceux qui devraient en être les premiers propagateurs dans notre société ... les journalistes.

Prenons l'exemple de la Syrie.

Le président Obama, rejoint hier sur ce point en hâte par notre président qui, n'ayant pas été consulté par le président américain (à la différence du Premier Ministre anglais et de Poutine), a tout de même voulu, normalement, joindre sa voix au concert des nations. On vient, en effet, de nous annoncer que la majorité des puissances du monde (sans qu'on sache bien de quoi il s'agit car on évite évidemment la consultation du conseil de sécurité de l'ONU où le veto de la Russie est inévitable, mais ce qui ne constitue pas une atteinte aux lois internationales puisque, comme l'expliquait un savant exégète de la géopolitique; nous ne passons pas outre à l'avis de l'ONU, puisque cette organisation n'a pas été consultée. Bel exemple de sophistique juridique).

Revenons à la menace contre la Syrie. Nous serions, nous dit-on, prêts à la guerre contre la Syrie. Le problème est de savoir si, quoique "prêts à la guerre" contre la Syrie, nous sommes "prêts de la guerre" contre la Syrie ?

Mon logiciel de dictée, Dragon 12, bête comme un ordinateur, et qui ne suit guère mon propos, m'écrit, dans les deux cas, « prêts », sans distinguer, comme beaucoup d'élèves et d'étudiants (sans parler des autres) "prêt à" et "près de". C'est la préposition qui suit qui fait toute la différence puisque, au point de vue phonétique et même sémantique, du moins chez les locuteurs qui ont une pratique normale du français, le fait que le "e" soit ouvert dans les deux cas ne permet pas de distinguer à l'oreille l'adjectif "prêt" de l'adverbe "près".

Toute la différence est dans la préposition, pourtant sémantiquement vide" : nous sommes "prêts à" faire la guerre, mais je pense que nous ne sommes pas "près de" la faire.

Peut-être est-ce d'ailleurs mieux ainsi, car, dans le Club de Mediapart, Elepistolero, en commentaire d'un excellent article de Vingtgras, notait en jouant, comme il aime à le faire, sur le proverbe latin sous forme d'un conseil « Para pacem » (= prépare la paix). Je lui ai suggéré, en commentaire de son commentaire, de compléter sa formule par son pendant naturel « Si vis bellum" (= si tu veux la guerre).

L'adage latin bien connu « Si vis pacem, para bellum » peut naturellement, en la circonstance que nous vivons, s'inverser en " Si vis bellum, para pacem" (= si tu veux la guerre, prépare la paix). Les nations qui se livrent actuellement à toutes ces rodomontades belliqueuses pour impressionner la Syrie, auraient eu, dans le passé, cent autres occasions de sévir contre des crimes contre l'humanité, dont en particulier ceux qu'a commis déjà le père de Bachar-el-Assad, sans parler du Cambodge, du Biafra, du Rwanda, du Tibet, du Kurdistan et de dizaines d'autres lieux dans le monde.

La sensibilité des grandes nations aux malheurs du monde ne serait-elle pas à géométrie variable et commandée par d'autres mobiles que la simple humanité ?

Jacques Vergès, l'homme des mystères (6-1) : L'anticolonialiste ? "Les liaisons dangereuses" et "Les amitiés particulières"

Qu'on ne se trompe pas sur les deux références littéraires de ce titre.

Pour les "liaisons dangereuses", on verra facilement, aux seuls énoncés des noms des personnes en cause combien elles doivent l'être pour un anticolonialiste patenté comme Jacques Vergès, prétendu "amoureux de la justice" !

Quant aux "amitiés particulières", on ne doit assurément pas les entendre au sens que donnait à cette expression Roger Peyrefitte ! Jacques Vergès, qui aimait à se flatter de ses succès féminins, a eu le rare privilège que l'on ait pu voir, lors de ses obsèques, à 89 ans, une fiancée, aussi élégante qu'éplorée, en capeline blanche et en robe de lin de même couleur, suivre son cercueil à défaut de pouvoir l'accompagner à la mairie.

Du côté français, comment ne pas s'étonner de rencontrer, parmi les proches de J. Vergès, non pas des comtesses (Comment résister aux capelines ?), mais des giscardiens et des balladuriens et du côté africain, non pas "les hommes des mines et de la forêt", dont il se plaît tant à parler avec émotion, mais les pires des dictateurs ?

Sans doute beaucoup d'entre vous n'ont-ils pas vu, sur France 0, l'excellent documentaire de Simon Thisse, dont le titre "Jacques Vergès, moi ! Moi ! Moi ! "est, à soi seul, tout un programme. Il faut sans doute le préciser, mais il s'agit là, en effet, d'une citation authentique du héros de ce documentaire, qui est d'ailleurs reproduite dans une scène du film. Pour une fois, Jacques Vergès ne mentait pas, exprimant par là l'immense et exclusif amour de soi qu'il a toujours et sans cesse nourri, tout au long de sa vie.

Les amitiés, à la fois dangereuses et particulières mais d'abord et surtout étonnantes, sont si nombreuses qu'on ne sait pas trop par qui commencer !

« Mes amitiés sont dans les milieux du Tiers Monde » déclarait noblement Jacques Vergès dans Actuel, en avril 1984. A cette époque, d’un peu loin et sans trop d'examen, on pouvait encore être tenté de le croire. Le présent développement soulignera, de façon plus explicite, dans quels milieux du Tiers Monde se situent précisément ces amitiés. Mais liquidons d'abord la France.

Jacques Vergès et Bernard Debré : le plus improbable duo.

On a vu que Jacques Vergès n’a cessé de répéter, trente années durant, que Michel Debré avait voulu le faire assassiner par les services spéciaux français durant la guerre d’Algérie et qu’il n’avait dû son salut qu’à la protection expresse du Général de Gaulle ; ce même Michel Debré, comme député de la Réunion (et, par moments, ministre) n’a cessé de dénoncer aussi en son prétendu frère jumeau Paul l’agent d’une « cinquième colonne » moscovite et une menace permanente pour la Réunion et, plus généralement, la place de la France dans l’océan Indien. Des relations intra-familiales exécrables entre père et fils chez les Debré auraient pu être une occasion de former ce couple improbable, si Bernard Debré avait eu des rapports conflictuels avec son père. Il n’en a apparemment rien été et une telle amitié entre Jacques Vergès et Bernard Debré, député UMP, demeure, de prime abord, un étonnant mystère.

Professeur de médecine connu, urologue de grande réputation (J. Vergès, vu son âge, aurait-il recherché son amitié dans la crainte d’ennuis prostatiques ultérieurs éventuels ?), B. Debré a conduit , à un niveau plus modeste que son père, une carrière politique. Balladurien pur sucre (comme son frère Jean-Louis est un chiraquien pure laine), il est nommé, en 1994, ministre de la coopération, ce qui  est moins inattendu qu’on pourrait le croire. Souvenons-nous qu’à l’Elysée, sous Mitterrand, c’est un dentiste, Guy Penne, qui a eu la charge des affaires africaines et qu’il s’est employé dans un livre (1999) à montrer la logique irréfutable d’un tel choix.

Sans élément de preuve particulier autre que leur amitié affirmée et l'un des livres qu’ils ont écrits ensemble, j’incline à croire que l’amitié entre J. Vergès et B. Debré est née en Afrique ou à propos de l’Afrique. J’entre là dans le pur roman, mais comment faire autrement puisque toutes les affaires qui  touchent de près à ces questions (événements du Rwanda, du Tchad, du Congo, de l’Angola; affaires Sirven, Elf, Falcone, J.C. Mitterrand, etc.) sont aussi  complexes (volontairement et involontairement) que secrètes et politiquement inexplorables, à gauche comme à droite.

Tout porte donc à croire que J. Vergès et B. Debré se sont rencontrés d’abord dans les salons ou à la table de chefs d’Etats africains, dont ils étaient les commensaux, et souvent même les amis, ce qui d'une certaine façon confirme la noble affirmation de J. Vergès : « Mes amitiés sont dans les milieux du Tiers Monde ». Professionnellement, en tant qu’urologue d’abord (cette spécialité concerne moins les adolescents que le troisième ou quatrième âge auquel se rattachent, la plupart du temps, les chefs d’Etat, africains ou non), puis en tant que ministre de la coopération, B. Debré a noué des relations avec des potentats africains que connaît également J. Vergès et avec lesquels il est parfois très lié, sans avoir les mêmes raisons professionnelles de l’être puisqu’il n’est ni fiscaliste ni constitutionnaliste, deux spécialités que recherchent le plus souvent les potentats du Sud.

C’est ainsi que J. Vergès, grand ami du Général Eyadema, Président du Togo, présente à ce dernier, dès 1992, Charles Debbasch, ancien conseiller de Giscard à l'Elysée, qui deviendra son conseiller juridique majeur (T. Hofnung, Libération, 18/2/05), aux côtés de J. Vergès lui-même qui ne déserte pas pour autant le fromage togolais (Debbasch, professeur de droit public, traite quant à lui, à sa manière, les problèmes constitutionnels).

Toutefois, si les deux hommes se sont rencontrés chez Eyadéma, Bernard Debré l’a sans doute connu le premier, et de loin, puisque le dictateur togolais est, selon ses propres termes, « un ami de trente ans ».  Nommé ministre de la coopération en novembre 1994 (il le sera jusqu’en mai 1995), il se rend à Lomé, moins d’un mois après et demande, pour le Togo, la reprise de la coopération avec l’Union européenne, quelque peu choquée par les mœurs politiques locales et les violations trop fréquentes et trop manifestes des droits de l’homme. C’est en cette occasion, qu’il déclare: « Je connais le président Eyadéma depuis près de trente ans » (Jeune Afrique, 24/11/94). Une telle affirmation est un peu étonnante, dans la mesure où l’assassinat de Sylvanus Olympio, qui ouvre à l’ancien sergent de l’armée française Gnassingbe Eyadema, la voie du pouvoir, qu’il prend en 1967, a lieu en janvier 1963. Mais, puisqu’il le dit…

Peu importe l’origine de leur relation, toujours est-il que, d’une façon encore plus étonnante surtout pour J. Vergès, les deux hommes vont commencer à écrire et à publier ensemble, en diverses circonstances, dans le début des années 2000. Certes, ils ont déjà l’un et l’autre beaucoup écrit, le professeur Debré dans sa partie surtout (son best-seller est Tout savoir sur la prostate, 1999, Favre), mais de façon non exclusive.

Une de leurs premières collaborations (le galop d’essai de cet étrange attelage), est une lettre ouverte commune, plutôt comique quand on connaît, si peu que ce soit, une infime partie du dessous des cartes. En effet, en juillet 2001, Jacques Vergès, « l’anti-colonialiste » selon la définition de son hagiographe, Philippe Karim Felissi (identité curieusement homologue à celle de Jacques Mansour Vergès !), qui n’a guère poussé l’étude de la biographie de son héros au-delà de la fin de la Guerre d’Algérie, et le très balladurien Bernard Debré, qui rêvait sans doute déjà de la Mairie de Paris, rédigent et rendent publique une lettre commune au procureur de Paris. Ils y dénoncent avec ironie l’hypocrisie de la classe politique et le scandale des fonds perçus en liquide par les ministres (« les fonds spéciaux » qui servent, en particulier et en principe, à assurer des suppléments de rémunération aux membres des cabinets des ministres, quand ces derniers ne gardent pas pour eux, comme le font certains, ces sommes dont ils n’ont pas à justifier l’usage). B. Debré ajoute à ce courrier, sur RTL, un témoignage verbal qui va dans le même sens.

On ne peut résister au plaisir rare de citer quelques fragments du courrier de nos deux délateurs, moralistes et « citoyens » (ce dernier terme étant pris dans l’absurde et incorrect emploi adjectival qu’on ne cesse d’en faire de nos jours) :
« Vous-même, Monsieur le Procureur, avez dû toucher cet argent en espèces [B. Debré aussi !] au temps où vous étiez au cabinet du ministre de la justice, garde des sceaux et gardien de la loi [J.P. Dintilhac, rendu célèbre par son escapade toubonesque et himalayenne[1], avait été membre du cabinet du socialiste Henri Nallet]. Nous sommes sûrs que vous ne l’avez ni gardé dans un coffre, ni utilisé pour acheter des billets d’avion [pierre balladurienne dans le jardin aéronautique chiraquien], mais que vous l’avez déclaré […]. Nous vous dénonçons [le terme est propre] ces faits pour ne pas être accusés, s’ils sont délictueux et qu’ils vous auraient échappé, de ne pas en informer la justice. » RTL, in rtl.fr/rtllinfo, 1/8/01).

La démarche est amusante, mais l’ironie, facile est tout de même inattendue de la part de ces auteurs! Cette collaboration leur plaît tant qu’en deux ans, ils vont écrire ensemble trois livres. Le premier, Jacques Vergès - Bernard Debré, Le suicide de la France. Entretiens, paraît en avril 2002. On observe que, dans cette collaboration, B. Debré, contre les usages, cède sa première place normale à son collaborateur, plus mal placé que lui dans l’ordre alphabétique. Qu’en conclure? Courtoisie du littérateur néophyte vis-à-vis d’un auteur plus confirmé ou, en tout cas, plus prolifique ? Devenus momentanément inséparables, ils font conférences communes, dans la promotion du livre, comme à l’ESSEC le 23/4/02.

L’expérience est si gratifiante qu’ils récidivent, dix mois plus tard, avec deux ouvrages, portant sur un domaine qui leur est, à l’un et l’autre, familier, l’Afrique : Une révolution pour l’Afrique (Lattès, février 2003). L’ordre des deux noms d’auteurs est toujours étonnant pour le premier (Vergès-Debré), mais il est inversé dans l’ouvrage suivant (Debré-Vergès), sans doute car le contenu paraît provenir, pour l’essentiel de B. Debré. Le texte porte, dans une approche un peu différente sur le même sujet, toujours chez Lattes: De la mauvaise conscience en général et de l’Afrique en particulier. On croit rêver. Après s’être pincé, le lecteur demeure interloqué devant le sujet et surtout les titres. Comment les auteurs n’ont-ils songé à associer à la rédaction commune de ces ouvrages, comme troisième auteur, leur ami commun, Gnassingbe Eyadema, fin connaisseur des révolutions africaines et dont la bonne conscience est inébranlable?

Les étranges relations avec B. Debré que je viens d’évoquer et que j’ai laissées en suspens en évoquant leur ouvrage commun, Une révolution pour l’Afrique sont liées de façon si étroite aux curieuses amitiés africaines de J. Vergès qu’il paraît plus simple, pour tenter de s’y retrouver, d’aborder d’ores et déjà cet aspect, sans renoncer définitivement, pour autant, au point précédent.
(A suivre demain)

[1] On se souvient peut-être que Jacques Toubon, alors Garde des sceaux, avait lancé un hélicoptère sur la piste de J.P. Dintilhac, parti faire de la randonnée (pardon du trekking !) dans l’Himalaya.

mardi 27 août 2013

Jacques Vergès, l'homme des mystères : "La cible mouvante"

Comme le marronnage, il y a là un autre trait familial, sans doute génétique ; comme son père, son frère et son neveu, Jacques Vergès a souvent fait allusion à des complots et à des menaces d’attentats dont il aurait été l’objet.

Le fait le plus net et le seul réellement établi est, en octobre 1961, l’attentat au plastic commis dans l’immeuble où il réside à Paris, 36 Avenue de Villiers. La charge a été placée devant la porte cochère et seule la cage d’escalier est réellement endommagée. L’avocat n’habite d'ailleurs pas au rez-de-chaussée et, en outre, il est en voyage au moment des faits, ce que ne peuvent manquer de savoir les poseurs de bombes, s’ils sont tant soit peu sérieux et professionnels. Il s’agit là d’une des « nuits bleues » de l’OAS et il y aura, cette même nuit, six autres attentats dans Paris. L’attentat a été regardé comme imputable à l’Organisation de l’Armée Secrète, l’OAS, qui, dans d’autres cas, s’est montrée plus expéditive et efficace. Tout semble donc indiquer qu’on ne voulait pas réellement atteindre J. Vergès (la chose était même impossible vu les circonstances), mais l’intimider, avec d’autres, dans le cadre d’une opération plus large, comme il s’en faisait souvent à l’époque.

Le thème de J. Vergès filé et espionné à tous les instants est repris souvent dans nombre de ses déclarations et de ses écrits, en particulier dans son livre de 1998 « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »( p. 168). Comme Zorro, il échappe toujours à toutes ces menaces. Il fait même mieux que Zorro puisque, coïncidence remarquable : il aurait reçu les confidences d’au moins trois anciens « espions » qui avaient été chargés de le surveiller, voire de le tuer, mais qui, des années après sont conquis par l’aura, le charisme et les qualités de J. Vergès. Rassurez-vous, je ne vais pas vous refaire le coup de Daniel et des lions mais c'est tout juste !

C’est le cas de celui qu’il nomme Lardon (1998 : 167-177), un ancien policier de la DST[1], qui lui déclare quand J. Vergès s’étonne de le voir s’adresser à lui : « Vous ne pouvez imaginer ni comment, ni combien de fois, j’ai ouvert votre courrier, écouté vos conversations téléphoniques. Je vous ai suivi au restaurant et à vos autres rendez-vous. C’est peut-être ça le syndrome de Stockholm ; en apprenant à vous connaître un tout petit peu, j’ai appris à vous respecter. » (1998 : 168).

Cet épisode, non daté dans le texte, peut-être situé, du fait de quelques détails, à la fin des années 70 et au début des années 80. Le cadre de l’anecdote-type, si chère à notre héros, est en tout cas posé et il ne changera guère, sauf pour les personnages. Ce récit rappelle en effet, sous une forme très voisine, des faits, sans doute antérieurs, évoqués dans le récit fait, un peu plus tard, à T. Jean-Pierre (2000 : 214-215).

J. Vergès raconte : « Bien des années après la guerre d’Algérie […] un homme est venu me voir [après un dîner-débat] et m’a dit « Je suis un ancien de l’OAS. J’avais été chargé de vous tuer lorsque vous étiez en Suisse », et de se lancer dans la description exacte des lieux où j’avais effectivement séjourné, puis : « Malheureusement, vous n’étiez jamais seul et je n’ai pu vous éliminer. Je m’en étais beaucoup voulu. Mais aujourd’hui, après vous avoir écouté, je me dis que cela aurait été dommage. » (2000 : 181).

Les tueurs genevois de l’OAS ne paraissent pas bien plus efficaces que les assassins réunionnais qui voulaient tuer son frère Paul, plus qu'octogénaire aujourd'hui ! En tout cas, la conversion intellectuelle d’un ancien agent de l’OAS à l’anti-colonialisme, sujet de prédilection de J. Vergès dans les dîners-débats, mérite d’être saluée et portée à son crédit. D’autres cibles de l’OAS n’ont pas eu autant de chance que lui !

Il y aurait eu aussi, plus tard encore, un autre espion à lui faire de semblables confidences, car J. Vergès a la chance inouïe de recueillir les repentances de tous ceux qui ont été, un moment, chargés de l’espionner, voire de l’assassiner.. Les propos de Lardon, ex-policier de la DST, sont, curieusement, exactement identiques à ceux que J. Vergès prête à l’Inspecteur Dufourg, des Renseignements généraux, qui lui aussi demande à J. Vergès de le défendre dans l’affaire Doucé (en 1990). Interrogé sur ce choix, il répond : « Maître, j’avais été chargé par ma hiérarchie de vous suivre, d’écouter vos conversations téléphoniques, d’ouvrir votre courrier. Depuis j’ai une totale confiance en vous ! » (T. Jean-Pierre, 2000 : 214). Les propos de nos deux espions sont, on le constate, étrangement semblables.

Dans ce même livre, une confidence de Jacques Vergès sur un sujet tout autre (mais J. Vergès est-il homme à se trahir si facilement?) est à rapprocher des anecdotes précédentes. Interrogé par T. Jean-Pierre sur ses rapports avec le capitaine Barril qu’il a aussi défendu, J. Vergès déclare :  « Il m’a appris qu’il avait été chargé de m’assassiner! Mais l’action ne pouvait, en vertu d’une règle imposée aux services secrets français, être commise qu’à l’étranger où je n’étais jamais seul. Le projet a donc été abandonné. » (2000 : 214).

Dans ce livre, à quelques dizaines de pages de distance (184 et 214), le rapprochement des propos de deux assassins potentiels de J. Vergès intrigue. Comme il n’y a tout de même pas des dizaines de personnes qui ont été chargées de tuer J. Vergès à l’étranger et qui y auraient renoncé pour la même étrange raison, « qu’il n’était jamais seul » ( ce qui n’embarrasse guère, semble-t-il, les vrais tueurs), on peut se demander s’il ne s’agit pas, en fait, d’une confusion, volontaire ou non. L’authenticité du fait et la crédibilité du narrateur s’en trouvent par là même un peu compromises.

Jacques Vergès a raconté plusieurs fois ces histoires, sans qu’on sache bien s’il cherche à brouiller les pistes ou s’il se prend simplement les pieds dans le tapis du calendrier. On vient de voir que, dans les aveux qu’il lui fait, le capitaine Barril, que cite J. Vergès lui-même (T. Jean-Pierre, 2000 : 214), lui affirme qu’il « avait été chargé de l’assassiner ». On se demande un peu pourquoi et surtout quand., car dans ce cas Jacques Vergès pousse un peu trop loin le bouchon !

Examinons d'un peu près les faits et les dates sans être subjogués, comme tant d'autres, par l'aura de Jacques Vergès. S’il y a eu des menaces contre J. Vergès du côté des services secrets français, elles ne peuvent guère dater que de la période du FLN et de la guerre d’Algérie. Cette guerre, faut-il le rappeler, s’achève en 1962, alors que Paul Barril (né en 1946) est âgé alors de 16 ans, ce qui est bien jeune, convenez-en, pour un tueur professionnel des services secrets. En fait, Barril n'entre en scène qu'après l’élection de F. Mitterrand, en 1981-2 et on ne voit guère alors ce qui pourrait justifier l’assassinat de J. Vergès, surtout par la Gauche et plus spécialement par l’entourage immédiat du président. Selon B. Violet, le projet d’assassinat, où devait intervenir Barril, daterait de 1982-1983 (Violet, 2000 : 246). Ici, comme ailleurs, il ne faut pas mettre du sucre sur le miel : « Selon Barril, l’opération aurait dû être exécutée à l’Ile Maurice, à l’occasion d’un sommet de la francophonie » (2000 : 246). La mémoire du Capitaine Barril n’est pas plus sûre que celle de J. Vergès. Le 5ème Sommet de la Francophonie, tenu à Maurice, a eu lieu, en effet, dix ans plus tard, en 1993!

En fait, toutes ces anecdotes ne sont, (vraies, arrangées ou fausses), que des variations sur un même modèle à double effet. Elles alimentent la prodigieuse aura de J. Vergès, cible favorite de tous les méchants, de l’OAS à l’Etat français. Naturellement, il triomphe sans encombre de toutes ces menaces et échappe à tous les pièges. Mieux encore; par là, il gagne les cœurs de tous ceux qu’on avait chargé de l’espionner, voire de le tuer et qui, tous, sont conquis et même subjugués, pour finir, par son courage, son honnêteté, ses vertus, etc. Non seulement, les lions ne dévorent pas Daniel-Jacques, mais ils viennent lui lécher les mains et même pour certains, comme clients, lui apporter leur obole sous forme d'honoraires. Comme on l'a vu, il en est de même pour les juges, aux honoraires près, alors que cette espèce pourtant plus dangereuse encore que les lions.

En fait, les menaces les plus sérieuses sur la vie de J. Vergès sont celles qui sont ultérieures, dont on ne sait rien et dont lui-même se refuse encore aujourd’hui à parler car il lui faudrait en évoquer les causes, de toute évidences peu avouables. En revanche, lors de la guerre d’Algérie, il semble avoir été l’objet, comme on l’a vu, de deux sortes de menaces. Celles de l’OAS auxquelles il vient d’être fait allusion, et celles des services secrets français (le SDECE de l’époque), qui sont antérieures, si elles ont réellement pris forme.

On sait que des exécutions ont alors eu lieu, mais, mis à part l’avocat du collectif FLN Ould Aoudia dont l'assassinat a déjà été évoqué, les vraies cibles étaient plutôt choisies parmi les dirigeants du FLN lui-même ou parmi les trafiquants d’armes. J. Vergès, quant à lui, a affirmé à plusieurs reprises que la France a voulu le faire tuer. Il désigne même Michel Debré, (le père de son cher ami et collaborateur, le député UMP Bernard Debré que nous retrouverons dans la suite), comme responsable, un moment, d’une telle décision : « M. Debré qui avait déjà demandé au service Action de m’abattre » (1998 : 227). Dans son livre d’entretiens avec P.H Felissi, il donne un peu plus de précisions sur ce point :
« Constantin Melnik, chargé des questions de sécurité auprès du Premier ministre de l’époque, écrit dans ses souvenirs que Michel Debré avait un jour convoqué le général Grossin, patron du contre-espionnage, pour lui faire exécuter les « quatre têtes » du collectif, comme il disait - Ould Aoudia, Benabdallah, Oussedik - et moi car, du fait de notre travail, « nous étions plus dangereux qu’une division ». [Ce qui constitue, une fois encore, un compliment qu'il aime à rappeler et il le fait à tout propos car cette mention l'amène à réciter la lettre du général de Gaulle]. Melnik soutient aussi que Foccart a participé aussi à cette réunion […]. Mon cas semblait plus compliqué, car mon engagement comme volontaire dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale [ cf. mon texte de départ sur ce sur sujet] exigeait un ordre explicite du Général de Gaulle pour mon exécution. De fait cet ordre explicite n’est jamais arrivé. » (2005 : 90).

Cette version est proche de celle que donne déjà B. Violet (2000 : 105); ce dernier cite aussi Melnik qui prétend qu’en fait, il n’y a jamais eu d’ordre formel concernant J. Vergès. Le Général de Gaulle se serait sans doute personnellement opposé à une telle idée, si elle lui avait été soumise. Jacques Vergès fait état, à de multiples reprises, de l’envoi qu’il avait fait, en 1957, d’un exemplaire dédicacé du livre qu’il avait écrit avec Georges Arnaud, Pour Djamila Bouhired (Editions de minuit) G. Arnaud avait rédigé la préface et le corps du texte était constitué par la plaidoirie de J. Vergès. La démarche était un peu inattendue de la part de ces auteurs. Plus étonnante encore est la réponse du Général. Brève, mais chaque terme y est pesé, elle mérite d’être citée intégralement et Jacques Vergès, qui connaît par coeur le texte de cette lettre, aime à la citer, comme dans son dernier film, (en 2008, de S. Thisse) :

Lettre à MM. Georges Arnaud et Jacques Vergès
Le 8 décembre 1957
Messieurs,
Je tiens à vous dire que j’ai lu avec intérêt et non sans émotion votre petit livre Pour Djamila Bouhired. Je sais – dirai-je « par expérience » ?- que tout drame français est un monde de drames humains.
Inutile de les cacher ou de les défigurer. A ce point de vue, tout au moins, votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indifférent.
Veuillez croire, Messieurs, à mes sentiments les meilleurs et très distingués.
Charles de Gaulle
Avec pour vous, Vergès, mon fidèle souvenir. »

Dans son livre de 1998, J. Vergès précisait que ce texte, dont « par discrétion, il n’avait jamais fait état » (ce qui est faux bien entendu comme on peut le voir dans T. Jean-Pierre, 2000 : 139 et J. Vergès en a fait état depuis à de multiples reprises), a été publié dans Lettres, notes et carnets du Général de Gaulle. La lettre montre que le Général qui, apparemment, n’avait pas oublié l’engagement et la conduite de J. Vergès pendant la guerre [tout en le connaissant bien entendu très mal, dans son détail que nous avons vu dans un précédent texte], n’aurait pas admis son exécution sommaire, comme le présume, sans doute à juste titre, J. Vergès lui-même.  La menace a donc été, là aussi, plus théorique que réelle.

Les vraies menaces contre J. Vergès sont, comme on l’a vu, celles qui ne se sont pas exprimées de façon spectaculaire et elles ne venaient sans doute pas ni du côté français ni du côté algérien. Quand, pour une première fois, il quitte précipitamment et quasi clandestinement l’Algérie en 1963, il vient en effet de constater que les tueurs qui ont abattu son ancien client, M. Khemisti, devenu ministre et comme tel son patron et protecteur, (la version officielle est alors que le tueur est un fou) ne se contentent pas de vous envoyer de petits cercueils par la poste ou des listes de noms de personnes qui seront exécutées avec des numéros d’ordre, ni même de mettre des bombinettes devant les portes cochères!

Les vrais dangers, devant lesquels, par la force des choses et par lucidité, il a fui, sept ans plus tard, sont venus plutôt des affaires troubles ou louches, ouvrant des perspectives de gains importants et rapides, auxquelles, souvent, il n’a pas voulu ou n’a pas su résister.

Pour conclure ce texte, un détail entre cent, mais plus gai et tout à fait caractéristique de la rhétorique et de la présentation de soi hagiographiques si chères à Jacques Vergès.

Il s'agit, au cours du procès Barbie d'une de ces anecdotes édifiantes que Jacques Vergès adore et dont il a toute une panoplie. De même que, comme on vient de le voir, les tueurs autrefois chargés de l’assassiner, conquis désormais par la découverte de sa noblesse d’âme, viennent à récipiscence et se confessent à lui, de même, lors du procès Barbie... Mais laissons-lui la parole car tout le sel est dans son récit même :
« Un jour au cours d’une suspension, une journaliste juive a traversé la salle, est montée à la tribune, m’a tendu une rose. Je lui ai baisé la main, j’ai longuement regardé les trente-neuf avocats de parties civiles tout en humant cette rose qui, pour moi, avait un triple parfum de plaisir : l’odeur de la fleur, le souvenir de l’attention de la jeune femme et la tête de mes adversaires » (2000 : 221).

Comme toujours dans ce genre d’anecdote, rien ne manque à la gloire du héros qui conquiert le coeur tous ses ennemis, quand il ne les écrase pas de son talent ou de sa verve. Mieux, dans ce cas, l’ennemi subjugué n’est pas une barbouze patibulaire, mais une jeune juive, qui ne peut être que ravissante (et, on le devine, secrètement éprise du maître). Dans la mesure où les trente neuf avocats l’identifient aussitôt comme telle, sans doute porte-elle, dans la main qui ne tient pas la rose offerte, une pancarte où l’on peut lire « Je suis une journaliste juive amoureuse de Jacques Vergès ».

Quel homme !


[1] Selon B. Violet, il s’agirait là de Daniel Burdan (2000 : 242); le fait est sans grande importance puisque c’est la fable elle-même qui compte !

lundi 26 août 2013

Jacques Vergès, l'homme des mystères (4) : le marronnage (1970-1978)


Il apparaît clairement toutefois qu'il y a un lien étroit entre la disparition mystérieuse de Jacques Vergès entre 1970 et 1978 qu'il aime tant, dans la tradition réunionnaise et familiale, nommer son "marronnage" (les "marrons" étant, dans les colonies esclavagistes, les esclaves fugitifs) et le soudain enrichissement qui lui permet, très vite, à son retour, d'acheter un hôtel particulier de trois étages dans le 9ème arrondissement parisien. J'avais envisagé, au départ de réunir ces deux textes en un seul document, mais il était de toute évidence trop long. Bien entendu, fidèle à ses stratégies ("la lettre volée" !), J. Vergès a toujours refusé de dire où il était allé pour détourner l'attention de la seule vraie question qui tient, non au lieu où il était réfugié, mais aux raisons réelles de cette disparition qui en désignent naturellement les causes, probablement peu avouables. Ni les Chinois, ni Pol Pot n'avaient à l'évidence besoin d'un Vergès qui ne connaissait rien ni aux sociétés ni aux langues de la zone !

Jacques Vergès « entre en marronnage » au printemps 1970 pour ne réapparaître, aussi soudainement qu’il avait disparu, fin 1978. Il n’a jamais voulu dire où il était allé ni ce qu’il avait fait durant ces huit ans ; en présence de T. Jean-Pierre, il conserve le même mutisme. Dans de plus récentes déclarations, il n’en dit guère davantage, lâchant de vagues indications, destinées davantage à alimenter les imaginations et à maintenir le mystère en détournant l'attention qu’à préciser les faits :

« Vous disparaissez mystérieusement de 1970 à 1979. Qu’avez-vous fait ? Où étiez-vous ? Au Liban, à Moscou ou chez Pol Pot, au Cambodge ? Pourquoi garder un tel secret ?
Je n’étais pas sur la lune. J’étais avec des amis qui sont encore vivants, dont certains ont des responsabilités importantes. Les événements que nous avons vécus ensemble sont connus. C’est notre rôle qui ne l’est pas; non pas réellement le mien qui fut modeste, mais le leur. Il ne m’appartient pas d’en parler. »

Il répond dans les mêmes termes à Gilles Gaetner (L’Express, 28/02/05), alors qu’il est engagé dans la promotion de son dernier livre, Rien de ce qui est humain ne m’est étranger; il faut bien relancer un peu la machine médiatique. Le propos semble tendre des perches : Pol Pot est mort et cette hypothèse est donc écartée. Il en reste toutefois bien d’autres…

Savoir où il est allé me paraît toutefois, comme on l'a vu, bien moins intéressant que de savoir pourquoi il est parti si soudainement et pour si longtemps.

Selon J. Givet, l'auteur qui le connaît le mieux, J. Vergès a fui pour des raisons très fortes, probablement des menaces de « gens plus forts que lui ». Pour ce qui est du lieu, la conclusion de T. Jean-Pierre est essentiellement fondée sur l’analyse de son livre Agenda (1979), dont la rédaction daterait de cette période. Selon T. Jean-Pierre, J. Vergès a vécu alors en Extrême-Orient, ce qui est d’ailleurs la supposition la plus courante, mais la moins fondée. C’était déjà, en 1980, l’avis de Régis Debray qui a oublié l’avoir dit; B. Violet, qui cite ce dernier détail, recense et évalue, après d’autres, les principales hypothèses : Chine, Liban, Cuba, Cambodge, Viet-Nam, etc. (2000 : 182-184). J. Vergès le confirme en parlant de "l'Est", mais peu importe après tout car ce n'est sans doute pas vrai !

Ce qui paraît sûr, en revanche, est que Jacques, à la différence de son frère Paul, n’a pas volontairement choisi de disparaître. Il y a été contraint par une menace précise et très forte. Il en convient d’ailleurs, en répondant à T. Jean-Pierre qui s’étonne qu’il n’ait pas « donné de nouvelles à ses proches » : « Lorsque quelqu’un est recherché, ce sont ses proches qui sont surveillés. J’avais donc deux bonnes raisons de ne donner aucune nouvelle : je ne voulais pas que ceux que j’aime soient inquiétés et je ne pouvais prendre le risque d’être localisé. » (2000 : 192).

Les ennemis de J. Vergès sont si nombreux et si divers que l’on n’a que l’embarras du choix. Le plus simple est de suivre sur ce point, par élimination, T. Jean-Pierre qui évoque quelques ennemis possibles et surtout B. Violet qui fait la revue de détail des menaces envisageables :

- L’OAS ? Il en a été l’une des cibles (d’ailleurs ratées car ces agents secrets dont il la cible sont, on le verra, tous plus nuls et maladroits les uns que les autres) ; c’est peu plausible, car la guerre d’Algérie est finie depuis huit ans et la page tournée ;

- Le FLN à cause de l’affaire du "trésor" de guerre dans laquelle, selon T. Jean-Pierre, il « n’est absolument pour rien »? Toutefois, cet auteur a tendance à voir en J. Vergès une sorte d’agneau… qui, en outre, « n’est pas un homme riche », ce dont on peut douter, comme on vient de le voir ; on peut avoir de l’argent et être contraint de le cacher, en particulier du fait des conditions spéciales dans lesquelles on l’a acquis ; J. Vergès vit en Algérie depuis 7 ans avec sa famille et le "trésor du FLN" est devenu, comme on l'a vu, une affaire algéro-algérienne. L'hypothèse n'est donc pas vraisemblable.

- Le Mossad, en raison de ses liens avec les Palestiniens et de la publication en 1969 de Pour les Fidayins aux Editions de minuit ? On peut en douter car le Mossad est, en général, plus discret, plus expéditif et surtout moins maladroit.

- Les liens de J. Vergès avec l’affaire Tshombé où des milliards sont en jeu ?

Cette dernière piste est, à mon sens, la plus vraisemblable donc la plus intéressante et, à coup sûr, la plus complexe. T. Jean-Pierre, quant à lui, écarte cette hypothèse avec un argument qui laisse sans voix et qui étonne sous la plume d’un ancien juge : « Tue-t-on pour de l’argent ? » (Je donne la référence pour que le lecteur, s’il est aussi stupéfait que moi, puisse vérifier, page 196 !). Il ne manque en effet pas de crimes dont le mobile est l’argent, sous toutes les latitudes et sous les formes les plus diverses. Fecit cui prodest disait déjà l’adage latin ; en français « A qui profite le crime ? ».

Les menaces consécutives et liées à l’affaire Tshombé sont les plus envisageables, sur le plan chronologique comme pour ce qui concerne les mobiles. B. Violet fait une étude très détaillée des événements qui précèdent et suivent la mort de Moïse Tshombé, enlevé dans des conditions rocambolesques le 30 juin 1967 comme on l'a vu. Le personnage attire tous les escrocs (car il a fui avec une immense fortune) mais aussi tous les services secrets. Tshombé est, en effet, très impliqué dans la décolonisation du Congo belge, objet de toutes les convoitises, et il est surtout une menace pour Mobutu, élément central dans l’affrontement entre les blocs soviétique et occidental en Afrique. On ne peut entrer dans le détail d’une intrigue si complexe qu’il ne faut pas moins de dix pages à B. Violet pour en faire l’exposé, sans d’ailleurs parvenir à une conclusion nette (2000 : 184-194). Nous reviendrons sur l’étrange quatuor Vergès-Lumumba-Tshombé-Mobutu. En tout cas, J. Vergès mis en cause, dans des articles comme dans des ouvrages, n’a jamais réagi sur le plan judiciaire, ce qui, dans son cas, mérite d’être noté.

Moïse Tshombé meurt fort opportunément en prison en Algérie, le 1er juillet 1969, dans des conditions un peu suspectes, mais cette mort arrange beaucoup de gens. Dès son enlèvement (en 1967), le prisonnier posait, en effet, bien des problèmes. De façon inattendue, le nom de J. Vergès était apparu d'emblée, comme on l'a vu, dans cette affaire. Inscrit au barreau d’Alger, il est curieusement le premier à être sollicité par la famille Tshombé qui veut surtout empêcher l’extradition vers le Zaïre qu'exige Mobutu. J. Vergès, rapidement remplacé dans cette fonction officielle de défense, serait resté néanmoins, resté, on ne sait trop pourquoi et à quel prix, « le conseil local de la famille » (B. Violet, 2000 : 188).

Moïse Tschombé a-t-il été supprimé ? Sa mort arrangerait la plupart des protagonistes et beaucoup pensent à un assassinat. Ses proches avaient donc formé le projet de le faire évader avec l'aide de ... J. Vergès ; selon des témoignages que cite B. Violet, ce dernier aurait pu recevoir « plusieurs millions de francs belges » pour intervenir auprès de ses « amis » algériens dans ce projet d’évasion que la mort du prisonnier va rendre inutile.

Dernière hypothèse et non la moindre. Mobutu lui-même aurait versé à J. Vergès « de 5 à 7,5 millions de francs belges [ plus ou moins 150.000 euros] » pour faire empoisonner Tshombé dans sa prison (B. Violet, 2000 : 193). Allez savoir et, de toute façon, encaisser de l’un n’empêche pas d'encaisser aussi de l’autre!

On ne prête qu’aux riches! Si l’on ne s’arrête pas à la réflexion, aussi naïve qu’inattendue, de T. Jean-Pierre (« Tue-t-on pour de l’argent ? »), la famille et le clan Tshombé semblent avoir eu quelques raisons fortes d’en vouloir à J. Vergès. J. Givet, un de ses bons amis à l’époque, s’étonne toutefois de le voir décidé, lui "l'anticolonialiste", à défendre Tshombé (l'assassin de Lumumba !) et note à ce propos : « Comme je manifestais un certain étonnement, il me confia non sans franchise qu’il s’agissait surtout pour lui de « plumer la famille » (1986 : 25-26). J. Givet est un témoin fiable ; le propos rapporté, précis car cité entre guillemets, n’étonne pas dans la bouche de J. Vergès, qui aurait même pu ajouter, cerise sur le gâteau congolais, qu’en "plumant" les Tshombé, il vengeait Lumumba !

Dans les diverses hypothèses évoquées, les héritiers et les proches de M. Tshombé avaient, dans tous les cas de figures, des raisons très fortes et très récentes d’en vouloir à l’avocat et, faute de pouvoir récupérer leur argent (perspective inenvisageable vu la nature secrète des transactions), de le faire tuer. En Afrique, à la fin des années 60 (et hélas après !), on en a vu bien d’autres et J. Vergès avait donc quelques motifs de craindre sérieusement pour sa vie. Tshombé lui-même, de son vivant, ne s’était jamais embarrassé de scrupules en la matière. La date du début du "marronnage" (1970), quelques mois seulement après la mort de Tshombé (juste le temps de constater qu’on ne peut pas espérer récupérer l’argent) plaide aussi fortement en faveur de cette hypothèse.  

En tout cas, quelle que soit l’origine de la menace, J. Vergès avait sans doute, lui, de très bonnes et très puissantes raisons de la prendre au sérieux et de disparaître, comme le suppose J. Givet, qui en sait sans doute plus qu’il n’en dit sur la question.

Les conditions de son départ (il cache même sa destination qui serait, à l'en croire, Alicante !), sans la moindre explication et sans prévenir sa femme, le prouvent. Dans "Jacques Vergès et l’argent", on a vu qu’à son retour, il n’était pas si pauvre qu’il le disait et que T. Jean-Pierre ne le donne à croire, loin de là. Si l’on connaissait l’origine de ce magot, dont une partie semble réapparaître à son retour en 1978, on saurait sans doute du même coup qui il avait lieu de craindre.

Je rejoindrai personnellement volontiers dans sa conclusion J. Givet qui, pour avoir bien connu J. Vergès et avoir été très lié, un moment, avec lui, en trace le portrait le plus pénétrant : « Le mystère le plus épais selon moi n’est pas que l’on ne puisse savoir où il a séjourné, mais qu’il ait pu, où que ce fût, demeurer si longtemps incognito et silencieux, lui qui aime tant se montrer, parler et faire parler de lui. Sans doute des raisons très fortes l’ont-elles contraint à étouffer ses penchants naturels. Ou des gens plus forts que lui (oui, cela existe, j’en ai rencontrés). » (1986 : 34).

On s'interroge, beaucoup trop à mon sens, sur le lieu où était J. Vergès, entre 1970 et 1978. A mon avis, il était probablement tout simplement à Paris. On se cache mieux dans la foule d'une grande ville (et pour J. Vergès, dans le 13ème !) que dans un désert ou un village où ne se terrent que les sots dont la présence est aussitôt remarquée! Il reconnaît d'ailleurs lui même être "revenu" en France et j'incline à croire qu'il n'en est jamais vraiment parti ! Cette hypothèse est d'autant plus plausible que non seulement elle est vraisemblable (seul un imbécile hésite à se cacher dans la foule et J. Vergès est tout sauf un imbécile!), mais que tout indique, comme on l'a vu, qu'il reste en contact avec les siens, ce qui n'est pas évident du fond de l'Asie où nul n'avait que faire de sa présence.

Un mensonge de plus dans une série déjà bien longue !

 

dimanche 25 août 2013

Jacques Vergès l'homme des mystères (3) : l'argent


B. Violet, que Jacques Vergès n’apprécie guère, écrit : « Vergès homme d’argent ? L’avocat aime le luxe et le confort, mais se défend d’être cupide. » (2000 : 243). Toutefois, le luxe est rarement gratuit et les relations à l’argent offrent une gamme quasi infinie de nuances, qui vont de la cupidité féroce au total désintéressement. L’avocat ne s’inscrit, en apparence, ni dans l’une ni dans l’autre de ces positions extrêmes, même si tout semble indiquer qu’il se situe vraisemblablement bien plus près de la première que de la seconde.

Pour aborder ce point, je pense que la seule façon d’approcher, si peu que ce soit, la vérité, est d’examiner de près un exemple où l’on a quelques chances d’y voir clair plutôt que de tenter, en vain, de suivre toutes les fausses pistes que J. Vergès ne cesse d’ouvrir et tous les méandres qu’il se complaît à tracer.

Avant ou après B. Violet, tous les journalistes et biographes décrivent, avec complaisance, le cadre luxueux de l’hôtel particulier de trois étages de la rue de Vintimille où vit et travaille J. Vergès et que des films nous ont souvent montré, récemment encore : tapisserie flamande du XVIIe siècle, livres rares, collection de jeux d’échecs; objets d’art, cadeaux d’Houphouët-Boigny ou d’Omar Bongo...Tout a été dit et écrit sur ce point et même l’inventaire de son mobilier est établi.

Le point un peu inattendu de la chose est que Jacques Vergès possède ce bien depuis près de trente ans, mais que nul ne s’est jamais demandé dans quelles conditions et comment il a pu l’acquérir. C’est un peu le principe de la « lettre volée » d’E. A. Poe. On détaille les trésors que contient l’écrin, mais nul ne songe à s’interroger sur l’écrin lui-même dont la possession paraît aujourd’hui aller de soi, vu ce qu’il renferme. A l’époque où il a acquis ce bien, les services fiscaux ont-ils posé à l’acquéreur la question de l’origine des fonds ainsi investis, comme ils ont coutume de le faire pour les citoyens plus modestes ? En effet les coiffeurs et les avocats sont les deux corporations qui sont considérées, par le fisc lui-même, comme les rois de la fraude fiscale. Il est vrai que l’administration a parfois de singulières inadvertances, oubliant ainsi de demander naguère, à Christine Deviers-Joncourt, amie de Roland Dumas, qui occupait, chez ELF, un modeste emploi à 10.000 francs par mois, comment elle avait pu s’acheter un appartement de 11 millions de francs.

En 1978 (pour la bonne règle et pour être à l’abri de toute contestation, je me réfère aux propos de J. Vergès lui-même et, en particulier, au livre de T. Jean-Pierre peu suspect de prévention à son endroit), il revient de son mystérieux « marronnage » et sa situation n’est pas très brillante, de son propre aveu. Il confie à T. Jean-Pierre qu’il vit « de l’à valoir versé par Jean-Claude Simoën pour un petit livre Agenda que je publie à mon retour » (2000 : 212). L’à valoir versé par un très modeste éditeur pour une oeuvrette, fût-elle poétique, et même si, comme le promet la quatrième de couverture, elle constitue « un témoignage ardent, avec la dimension dramatique du vécu », ne doit pas permettre à son auteur de vivre longtemps sur un très grand pied ! Il lui faut donc se réinscrire au Barreau de Paris. Les affaires de son confrère J. Gambier de la Forterie (grand invalide de guerre et ancien juge d’instruction militaire !), qui l’héberge au départ, vont si mal qu’il se trouve privé bientôt de cette opportune hospitalité professionnelle. Ses propres affaires « allant de mieux en mieux », il se loue d’abord un appartement près de Pigalle, puis, dès 1984, achète son hôtel particulier du XIX siècle, ce qui semble indiquer une très belle et surtout très rapide réussite professionnelle.

En cinq ans à peine, il aurait donc gagné assez d’argent pour faire un tel investissement. Durant cette période, il a pour associée Isabelle Coutant-Peyre, qui deviendra dans la suite l’épouse de Carlos. Elle est donc mieux placée que quiconque pour juger de l’état de son activité et de  ses revenus professionnels. Elle le déclare, elle aussi, « fauché ». En tout cas, rien de mirobolant selon son témoignage informé : « Il se passionnait pour les petites affaires de droit commun, disant que dans tout dossier il y un roman » (citée par P. Nivelle,  Libération, 30/10/02). Selon B. Violet, il en est même réduit à solliciter des dossiers auprès de Jules Borker (2000 : 204).

Les affaires qu’il traite, si passionnantes qu’elles soient sur le plan humain, ne semblent pas susceptibles de lui rapporter beaucoup d’argent . On en connaît tout le détail. Il plaide pour Gilles Gérouville, un vigile des Halles accusé d’avoir assassiné un clochard invalide; il défend des travailleurs immigrés dans les affaires de foyers de la Sonacotra; selon B. Violet, qui cite Jean-Louis Hurst, de Libération, qui avait mis J. Vergès sur l’affaire et qui croyait de sa part à un « acte politique » (entendre « bénévole » et donc gratuit), la note d’honoraires est « plutôt salée » et elle ne pourra pas être intégralement payée par le mouvement des foyers  (2000 : 205).

Ces détails, donnés au journaliste par son ancienne associée sont déjà, avec d’autres, dans le récit de Jacques Givet. On peut adjoindre à cette liste d’affaires, « une femme de Saint-Flour […] qui avait été tondue à la Libération […], une affaire de pédophilie, […], de petits commerçants poujadistes. (1986 : 37). On voit apparaître des clients plus sérieux comme le Président Bongo (déjà !) ou la famille de R. Boulin (mort dans les conditions que l’on sait… ou que l’on ne sait pas, en 1979). Ce genre de dossiers ne conduit toutefois pas, en général, à acquérir si rapidement, dans Paris, un luxueux hôtel particulier de trois étages.

Que faut-il donc déduire de cette étrange énigme financière ? Une des hypothèses possibles est qu’à son retour, début 1979, il est bien moins « fauché » qu’il ne le dit et qu’on le croit; une telle supposition pourrait cadrer naturellement avec son « marronnage », dont la raison majeure réside, peut-être, dans les menaces de « partenaires » qu’il aurait plumés. A peine de retour à Paris, il rembourse, en effet, aussitôt à Jérôme Lindon « une importante somme d’argent empruntée avant sa mystérieuse disparition » et sur le remboursement de laquelle J. Lindon ne comptait plus (ce dernier détail confirme le remboursement; B. Violet, 2000 : 202). J. Lindon précise même « Il m’a remis une mallette pleine de billets de banque » (ibidem). Pour un fugitif « fauché » à son retour de cavale, c’est aussi méritoire qu’étonnant!

Dans le même ordre d’idées, on peut se demander aussi de quoi a vécu, entre 1970 et 1978, la famille de J. Vergès, son fils Jacques, dit Jacquou, né en 1951 de son premier mariage (le divorce date de 1959), sa femme Djamila épousée en 1965 selon T. Jean-Pierre (2000 : 278) ou en 1963 (selon B. Violet (2000 : 143; c’est cette seconde date qui est le plus souvent donnée) et leurs deux enfants, une fille, Meriem (née en 1967) et un garçon, Liess (1969). On pourrait alléguer que sa famille n’est pas son souci majeur, puisque ce départ soudain l’en a brutalement séparé. Toutefois, manifestement contraint à une disparition précipitée, il fait passer à Djamila un message codé par J. Lindon. Plusieurs détails montrent que J. Vergès se préoccupe des siens et qu’il est peu vraisemblable qu’il ait laissé sans ressources durant huit ans son épouse et leurs deux enfants en bas âge. C’est d’autant moins envisageable que le couple Jacques-Djamila s’est réuni, au retour du « marronnage », assez longtemps en tout cas pour qu’ils viennent ensemble séjourner à la Réunion « dans les années 1980 » (P. Vergès, in T. Jean-Pierre, 2000 : 164). Dans le même ordre d’idées matérielles, on peut noter que si Jacquou Vergès a fait ses études secondaires au Lycée Fromentin en Algérie, il les achève par une terminale à l’Ecole Internationale de Genève, établissement privé de grand standing très coûteux que fréquentent les enfants du gratin de la diplomatie en poste à Genève. « Tout cela coûte ! » comme dit le bon peuple.

Après 1965, ses choix en faveur de la cause palestinienne, ses prises de positions publiques (il publie en 1969 Pour les fidayins), sa collaboration avec F. Genoud qu’il assiste dans le procès des terroristes de Winterthour en 1969 également, lui ont peut-être permis de se constituer, en Suisse probablement, un magot où puiser en cas de nécessité. La somme toutefois ne peut être très considérable, sauf si le compte a été alimenté par des fonds dont l’origine demeure mystérieuse et dont la destination initiale était peut-être autre.

Seconde hypothèse à méditer, dans le cas où Jacques Vergès ne se serait pas constitué, avant son « marronnage », d’une façon ou d’une autre, un trésor de guerre. Dans la période qui va de sa réapparition à l’acquisition de son hôtel particulier (1979-1984), si on laisse de côté le menu fretin peu susceptible de dégager des profits substantiels, la seule source de financements importants se trouve du côté du terrorisme international.

B. Violet décrit dans le plus grand détail le rôle de J. Vergès dans l’affaire Magdalena Kopp, la « fiancée de Carlos » qui est arrêtée en février 1982 et les rapports de J. Vergès avec Carlos lui-même. Les réseaux terroristes européens, soutenus par le réseau des anciens nazis, ont-ils alimenté sa caisse noire pour rémunérer ses précieux services, de natures très diverses ? Moins d’un mois après l’attentat du train le Capitole qui a fait cinq morts et 27 blessés, M. Kopp est condamnée à 4 ans de prison, ce qui peut apparaître comme un verdict de clémence un peu inattendu, que J. Vergès aurait, peut-être, plus ou moins négocié avec le gouvernement français. Par ailleurs, comme on le verra plus loin, F. Genoud a reconnu son soutien aux terroristes et à Carlos en particulier. Jacques Vergès en aurait-il bénéficié ?

Bien des détails de ces affaires sont désormais connus à travers des rapports de la Stasi qui suivent et décrivent les agissements et les déplacements de J. Vergès et de l’avocat suisse B. Rambert depuis la fin de 1982 (Violet, 2000 : 212-216). Au moment de la révélation de ces documents, en 1994, J. Vergès prétend, comme d’habitude, qu’il s’agit d’« une vaste opération de désinformation montée par la Stasi » (Libération , 20/8/94, cité in B. Violet, 200 : 218) et j’aurais donc pu traiter tout aussi bien ce point dans la rubrique des complots.

Cette explication, des plus classiques, ne tient guère. Pourquoi la Stasi, dix ans plus tôt, aurait-elle rédigé, sur J. Vergès, ces notes que nombre de détails corroborent et qui, selon les spécialistes, ont « un haut degré de véracité » (ibidem)? Dans le but de nuire mais à qui donc, puisque tous ces documents étaient et auraient dû demeurer secrets ? La Stasi, si bien informée qu’elle fût, ne savait évidemment pas que le Mur de Berlin tomberait, dix ans plus tard, en 1989 et nul ne pouvait penser, a fortiori, que ces documents secrets deviendraient un jour publics. Dans tous ces documents, on ne parle d'ailleurs guère d’argent. Tout au plus apprend-on que les « démarches entreprises pour la libération des détenus ont coûté fort cher » (Violet, 2000 : 219) et que le groupe de Carlos envisage, pour financer un déplacement de J. Vergès, de lui verser 8000 $ (ibidem, 218). Ce n’est pas le Pérou et bien peu de chose en vue de l'achat d'un hôtel particulier à Paris !

Ce qui est important pour notre propos est qu’en fait J. Vergès, dans la période 1982-1984, se consacre essentiellement à ce genre d'affaires. Dans des rôles qui ne sont pas toujours, loin de là, ceux d’un avocat, en relations étroites et constantes avec les milieux terroristes; il passe une bonne partie de son temps à courir l’Europe, abandonnant désormais à leur triste sort parisien vigiles meurtriers et travailleurs immigrés en mal de logement !

Tout donne donc à penser que l’hôtel particulier a été acquis en 1984 grâce à des fonds autres que ceux qu’a pu lui rapporter, en ces mêmes années, son activité professionnelle proprement dite. On peut donc supposer qu’il s’était constitué, avant même sa disparition, un trésor de guerre sur l’origine duquel on peut faire de multiples hypothèses (FLN ? Tshombé ? F. Genoud et la mouvance nazie pro-palestinienne ?) Allez savoir ?

On le sait d’autant moins que ces hypothèses, loin de s’exclure, s’entremêlent. Mohamed Khider, le trésorier du FLN, est lié à Moïse Tshombé et le magot du FLN - on parle de dizaines de milliards d’anciens francs - aurait été déposé, pour partie, sur des comptes de l’Union minière du Haut Katanga (cf. B. Violet, 2000 : 190)! Quand sont en jeu de telles sommes - le plus souvent frauduleusement acquises et clandestinement transférées - et de tels intérêts, à la fois personnels et politiques, on n’en est plus à quelques millions de $, ni à quelques vies humaines près.

J. Vergès a pu faire vivre sa famille et peut-être lui-même grâce à ces fonds durant son « marronnage ». Les innombrables déplacements en Europe et en particulier en Suisse, dans les années 80-84, ont pu lui permettre de « rapatrier » ou de transférer des fonds, les siens ou d’autres, peu à peu et sans trop de risques. Les conditions dans lesquelles il se serait constitué ce magot expliquerait à la fois sa soudaine disparition (les propriétaires initiaux des fonds n’auraient pas pris les choses avec philosophie !) et les modalités de son utilisation dans les années qui ont suivi.

Bien entendu tout cela n’est que spéculations car, dans de telles affaires, on ne laisse guère de traces écrites. Peut-être, après tout, si les services fiscaux ont eu l’idée de lui demander, en 1984, comme la loi le permet et conduit à le faire pour de plus modestes citoyens, de justifier l’origine des fonds qui lui ont servi à payer son hôtel particulier, les archives du Trésor public français détiennent peut-être la clé de ce mystère que couvre notre fameux "secret fiscal".

Même pour un fait aussi simple que cet investissement immobilier de 1984, on voit combien les pistes sont multiples et brouillées quand il s’agit de Jacques Vergès. A de nombreuses reprises, on le dit pauvre voire ruiné. Il fait état de « difficultés financières » quand T. Jean-Pierre l’interroge sur ses affaires et son cabinet : « Nous avons eu quelques difficultés, notamment financières. Je suis seul à mon cabinet et j’avais engagé des collaborateurs qui étaient manifestement trop nombreux. J’ai dû alléger ma structure. J’avais aussi tendance à ne pas réclamer d’honoraires dans un certain nombre de dossiers [sic !!! Voir l'affaire de la Sonacotra que j'ai évoquée et le cas Barbie sur lequel je reviendrai]. Tout est maintenant rentré dans l’ordre. ». (T. Jean-Pierre, 2000 : 225-226).

On est rassuré car rien dans le train de vie de J. Vergès ne laisse percevoir cette misère qui se veut discrète. Sur toutes les couvertures des livres qu’il se laisse consacrer (Felissi, 2005) ou qu’il écrit ( Journal 2003-2004, 2005), il apparaît toujours dans un cadre luxueux, confortablement installé dans un fauteuil de style et fumant un gros et coûteux havane ( de préférence un Partaga ou un Hoyo de Monterey dont le prix moyen, unitaire bien sûr, est d'une trentaine d'euros), ce qui n’est pas exactement l’image habituelle de la pauvreté ! Il se prétendait même, tout récemment encore, être "locataire" de son logis, ce qui est, après tout, peut-être vrai s'il se le loue à lui-même, via une LCI  dans quelque embrouille fiscale.