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mercredi 28 août 2013

Jacques Vergès, l'homme des mystères (6-1) : L'anticolonialiste ? "Les liaisons dangereuses" et "Les amitiés particulières"

Qu'on ne se trompe pas sur les deux références littéraires de ce titre.

Pour les "liaisons dangereuses", on verra facilement, aux seuls énoncés des noms des personnes en cause combien elles doivent l'être pour un anticolonialiste patenté comme Jacques Vergès, prétendu "amoureux de la justice" !

Quant aux "amitiés particulières", on ne doit assurément pas les entendre au sens que donnait à cette expression Roger Peyrefitte ! Jacques Vergès, qui aimait à se flatter de ses succès féminins, a eu le rare privilège que l'on ait pu voir, lors de ses obsèques, à 89 ans, une fiancée, aussi élégante qu'éplorée, en capeline blanche et en robe de lin de même couleur, suivre son cercueil à défaut de pouvoir l'accompagner à la mairie.

Du côté français, comment ne pas s'étonner de rencontrer, parmi les proches de J. Vergès, non pas des comtesses (Comment résister aux capelines ?), mais des giscardiens et des balladuriens et du côté africain, non pas "les hommes des mines et de la forêt", dont il se plaît tant à parler avec émotion, mais les pires des dictateurs ?

Sans doute beaucoup d'entre vous n'ont-ils pas vu, sur France 0, l'excellent documentaire de Simon Thisse, dont le titre "Jacques Vergès, moi ! Moi ! Moi ! "est, à soi seul, tout un programme. Il faut sans doute le préciser, mais il s'agit là, en effet, d'une citation authentique du héros de ce documentaire, qui est d'ailleurs reproduite dans une scène du film. Pour une fois, Jacques Vergès ne mentait pas, exprimant par là l'immense et exclusif amour de soi qu'il a toujours et sans cesse nourri, tout au long de sa vie.

Les amitiés, à la fois dangereuses et particulières mais d'abord et surtout étonnantes, sont si nombreuses qu'on ne sait pas trop par qui commencer !

« Mes amitiés sont dans les milieux du Tiers Monde » déclarait noblement Jacques Vergès dans Actuel, en avril 1984. A cette époque, d’un peu loin et sans trop d'examen, on pouvait encore être tenté de le croire. Le présent développement soulignera, de façon plus explicite, dans quels milieux du Tiers Monde se situent précisément ces amitiés. Mais liquidons d'abord la France.

Jacques Vergès et Bernard Debré : le plus improbable duo.

On a vu que Jacques Vergès n’a cessé de répéter, trente années durant, que Michel Debré avait voulu le faire assassiner par les services spéciaux français durant la guerre d’Algérie et qu’il n’avait dû son salut qu’à la protection expresse du Général de Gaulle ; ce même Michel Debré, comme député de la Réunion (et, par moments, ministre) n’a cessé de dénoncer aussi en son prétendu frère jumeau Paul l’agent d’une « cinquième colonne » moscovite et une menace permanente pour la Réunion et, plus généralement, la place de la France dans l’océan Indien. Des relations intra-familiales exécrables entre père et fils chez les Debré auraient pu être une occasion de former ce couple improbable, si Bernard Debré avait eu des rapports conflictuels avec son père. Il n’en a apparemment rien été et une telle amitié entre Jacques Vergès et Bernard Debré, député UMP, demeure, de prime abord, un étonnant mystère.

Professeur de médecine connu, urologue de grande réputation (J. Vergès, vu son âge, aurait-il recherché son amitié dans la crainte d’ennuis prostatiques ultérieurs éventuels ?), B. Debré a conduit , à un niveau plus modeste que son père, une carrière politique. Balladurien pur sucre (comme son frère Jean-Louis est un chiraquien pure laine), il est nommé, en 1994, ministre de la coopération, ce qui  est moins inattendu qu’on pourrait le croire. Souvenons-nous qu’à l’Elysée, sous Mitterrand, c’est un dentiste, Guy Penne, qui a eu la charge des affaires africaines et qu’il s’est employé dans un livre (1999) à montrer la logique irréfutable d’un tel choix.

Sans élément de preuve particulier autre que leur amitié affirmée et l'un des livres qu’ils ont écrits ensemble, j’incline à croire que l’amitié entre J. Vergès et B. Debré est née en Afrique ou à propos de l’Afrique. J’entre là dans le pur roman, mais comment faire autrement puisque toutes les affaires qui  touchent de près à ces questions (événements du Rwanda, du Tchad, du Congo, de l’Angola; affaires Sirven, Elf, Falcone, J.C. Mitterrand, etc.) sont aussi  complexes (volontairement et involontairement) que secrètes et politiquement inexplorables, à gauche comme à droite.

Tout porte donc à croire que J. Vergès et B. Debré se sont rencontrés d’abord dans les salons ou à la table de chefs d’Etats africains, dont ils étaient les commensaux, et souvent même les amis, ce qui d'une certaine façon confirme la noble affirmation de J. Vergès : « Mes amitiés sont dans les milieux du Tiers Monde ». Professionnellement, en tant qu’urologue d’abord (cette spécialité concerne moins les adolescents que le troisième ou quatrième âge auquel se rattachent, la plupart du temps, les chefs d’Etat, africains ou non), puis en tant que ministre de la coopération, B. Debré a noué des relations avec des potentats africains que connaît également J. Vergès et avec lesquels il est parfois très lié, sans avoir les mêmes raisons professionnelles de l’être puisqu’il n’est ni fiscaliste ni constitutionnaliste, deux spécialités que recherchent le plus souvent les potentats du Sud.

C’est ainsi que J. Vergès, grand ami du Général Eyadema, Président du Togo, présente à ce dernier, dès 1992, Charles Debbasch, ancien conseiller de Giscard à l'Elysée, qui deviendra son conseiller juridique majeur (T. Hofnung, Libération, 18/2/05), aux côtés de J. Vergès lui-même qui ne déserte pas pour autant le fromage togolais (Debbasch, professeur de droit public, traite quant à lui, à sa manière, les problèmes constitutionnels).

Toutefois, si les deux hommes se sont rencontrés chez Eyadéma, Bernard Debré l’a sans doute connu le premier, et de loin, puisque le dictateur togolais est, selon ses propres termes, « un ami de trente ans ».  Nommé ministre de la coopération en novembre 1994 (il le sera jusqu’en mai 1995), il se rend à Lomé, moins d’un mois après et demande, pour le Togo, la reprise de la coopération avec l’Union européenne, quelque peu choquée par les mœurs politiques locales et les violations trop fréquentes et trop manifestes des droits de l’homme. C’est en cette occasion, qu’il déclare: « Je connais le président Eyadéma depuis près de trente ans » (Jeune Afrique, 24/11/94). Une telle affirmation est un peu étonnante, dans la mesure où l’assassinat de Sylvanus Olympio, qui ouvre à l’ancien sergent de l’armée française Gnassingbe Eyadema, la voie du pouvoir, qu’il prend en 1967, a lieu en janvier 1963. Mais, puisqu’il le dit…

Peu importe l’origine de leur relation, toujours est-il que, d’une façon encore plus étonnante surtout pour J. Vergès, les deux hommes vont commencer à écrire et à publier ensemble, en diverses circonstances, dans le début des années 2000. Certes, ils ont déjà l’un et l’autre beaucoup écrit, le professeur Debré dans sa partie surtout (son best-seller est Tout savoir sur la prostate, 1999, Favre), mais de façon non exclusive.

Une de leurs premières collaborations (le galop d’essai de cet étrange attelage), est une lettre ouverte commune, plutôt comique quand on connaît, si peu que ce soit, une infime partie du dessous des cartes. En effet, en juillet 2001, Jacques Vergès, « l’anti-colonialiste » selon la définition de son hagiographe, Philippe Karim Felissi (identité curieusement homologue à celle de Jacques Mansour Vergès !), qui n’a guère poussé l’étude de la biographie de son héros au-delà de la fin de la Guerre d’Algérie, et le très balladurien Bernard Debré, qui rêvait sans doute déjà de la Mairie de Paris, rédigent et rendent publique une lettre commune au procureur de Paris. Ils y dénoncent avec ironie l’hypocrisie de la classe politique et le scandale des fonds perçus en liquide par les ministres (« les fonds spéciaux » qui servent, en particulier et en principe, à assurer des suppléments de rémunération aux membres des cabinets des ministres, quand ces derniers ne gardent pas pour eux, comme le font certains, ces sommes dont ils n’ont pas à justifier l’usage). B. Debré ajoute à ce courrier, sur RTL, un témoignage verbal qui va dans le même sens.

On ne peut résister au plaisir rare de citer quelques fragments du courrier de nos deux délateurs, moralistes et « citoyens » (ce dernier terme étant pris dans l’absurde et incorrect emploi adjectival qu’on ne cesse d’en faire de nos jours) :
« Vous-même, Monsieur le Procureur, avez dû toucher cet argent en espèces [B. Debré aussi !] au temps où vous étiez au cabinet du ministre de la justice, garde des sceaux et gardien de la loi [J.P. Dintilhac, rendu célèbre par son escapade toubonesque et himalayenne[1], avait été membre du cabinet du socialiste Henri Nallet]. Nous sommes sûrs que vous ne l’avez ni gardé dans un coffre, ni utilisé pour acheter des billets d’avion [pierre balladurienne dans le jardin aéronautique chiraquien], mais que vous l’avez déclaré […]. Nous vous dénonçons [le terme est propre] ces faits pour ne pas être accusés, s’ils sont délictueux et qu’ils vous auraient échappé, de ne pas en informer la justice. » RTL, in rtl.fr/rtllinfo, 1/8/01).

La démarche est amusante, mais l’ironie, facile est tout de même inattendue de la part de ces auteurs! Cette collaboration leur plaît tant qu’en deux ans, ils vont écrire ensemble trois livres. Le premier, Jacques Vergès - Bernard Debré, Le suicide de la France. Entretiens, paraît en avril 2002. On observe que, dans cette collaboration, B. Debré, contre les usages, cède sa première place normale à son collaborateur, plus mal placé que lui dans l’ordre alphabétique. Qu’en conclure? Courtoisie du littérateur néophyte vis-à-vis d’un auteur plus confirmé ou, en tout cas, plus prolifique ? Devenus momentanément inséparables, ils font conférences communes, dans la promotion du livre, comme à l’ESSEC le 23/4/02.

L’expérience est si gratifiante qu’ils récidivent, dix mois plus tard, avec deux ouvrages, portant sur un domaine qui leur est, à l’un et l’autre, familier, l’Afrique : Une révolution pour l’Afrique (Lattès, février 2003). L’ordre des deux noms d’auteurs est toujours étonnant pour le premier (Vergès-Debré), mais il est inversé dans l’ouvrage suivant (Debré-Vergès), sans doute car le contenu paraît provenir, pour l’essentiel de B. Debré. Le texte porte, dans une approche un peu différente sur le même sujet, toujours chez Lattes: De la mauvaise conscience en général et de l’Afrique en particulier. On croit rêver. Après s’être pincé, le lecteur demeure interloqué devant le sujet et surtout les titres. Comment les auteurs n’ont-ils songé à associer à la rédaction commune de ces ouvrages, comme troisième auteur, leur ami commun, Gnassingbe Eyadema, fin connaisseur des révolutions africaines et dont la bonne conscience est inébranlable?

Les étranges relations avec B. Debré que je viens d’évoquer et que j’ai laissées en suspens en évoquant leur ouvrage commun, Une révolution pour l’Afrique sont liées de façon si étroite aux curieuses amitiés africaines de J. Vergès qu’il paraît plus simple, pour tenter de s’y retrouver, d’aborder d’ores et déjà cet aspect, sans renoncer définitivement, pour autant, au point précédent.
(A suivre demain)

[1] On se souvient peut-être que Jacques Toubon, alors Garde des sceaux, avait lancé un hélicoptère sur la piste de J.P. Dintilhac, parti faire de la randonnée (pardon du trekking !) dans l’Himalaya.

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