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mardi 27 août 2013

Jacques Vergès, l'homme des mystères : "La cible mouvante"

Comme le marronnage, il y a là un autre trait familial, sans doute génétique ; comme son père, son frère et son neveu, Jacques Vergès a souvent fait allusion à des complots et à des menaces d’attentats dont il aurait été l’objet.

Le fait le plus net et le seul réellement établi est, en octobre 1961, l’attentat au plastic commis dans l’immeuble où il réside à Paris, 36 Avenue de Villiers. La charge a été placée devant la porte cochère et seule la cage d’escalier est réellement endommagée. L’avocat n’habite d'ailleurs pas au rez-de-chaussée et, en outre, il est en voyage au moment des faits, ce que ne peuvent manquer de savoir les poseurs de bombes, s’ils sont tant soit peu sérieux et professionnels. Il s’agit là d’une des « nuits bleues » de l’OAS et il y aura, cette même nuit, six autres attentats dans Paris. L’attentat a été regardé comme imputable à l’Organisation de l’Armée Secrète, l’OAS, qui, dans d’autres cas, s’est montrée plus expéditive et efficace. Tout semble donc indiquer qu’on ne voulait pas réellement atteindre J. Vergès (la chose était même impossible vu les circonstances), mais l’intimider, avec d’autres, dans le cadre d’une opération plus large, comme il s’en faisait souvent à l’époque.

Le thème de J. Vergès filé et espionné à tous les instants est repris souvent dans nombre de ses déclarations et de ses écrits, en particulier dans son livre de 1998 « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »( p. 168). Comme Zorro, il échappe toujours à toutes ces menaces. Il fait même mieux que Zorro puisque, coïncidence remarquable : il aurait reçu les confidences d’au moins trois anciens « espions » qui avaient été chargés de le surveiller, voire de le tuer, mais qui, des années après sont conquis par l’aura, le charisme et les qualités de J. Vergès. Rassurez-vous, je ne vais pas vous refaire le coup de Daniel et des lions mais c'est tout juste !

C’est le cas de celui qu’il nomme Lardon (1998 : 167-177), un ancien policier de la DST[1], qui lui déclare quand J. Vergès s’étonne de le voir s’adresser à lui : « Vous ne pouvez imaginer ni comment, ni combien de fois, j’ai ouvert votre courrier, écouté vos conversations téléphoniques. Je vous ai suivi au restaurant et à vos autres rendez-vous. C’est peut-être ça le syndrome de Stockholm ; en apprenant à vous connaître un tout petit peu, j’ai appris à vous respecter. » (1998 : 168).

Cet épisode, non daté dans le texte, peut-être situé, du fait de quelques détails, à la fin des années 70 et au début des années 80. Le cadre de l’anecdote-type, si chère à notre héros, est en tout cas posé et il ne changera guère, sauf pour les personnages. Ce récit rappelle en effet, sous une forme très voisine, des faits, sans doute antérieurs, évoqués dans le récit fait, un peu plus tard, à T. Jean-Pierre (2000 : 214-215).

J. Vergès raconte : « Bien des années après la guerre d’Algérie […] un homme est venu me voir [après un dîner-débat] et m’a dit « Je suis un ancien de l’OAS. J’avais été chargé de vous tuer lorsque vous étiez en Suisse », et de se lancer dans la description exacte des lieux où j’avais effectivement séjourné, puis : « Malheureusement, vous n’étiez jamais seul et je n’ai pu vous éliminer. Je m’en étais beaucoup voulu. Mais aujourd’hui, après vous avoir écouté, je me dis que cela aurait été dommage. » (2000 : 181).

Les tueurs genevois de l’OAS ne paraissent pas bien plus efficaces que les assassins réunionnais qui voulaient tuer son frère Paul, plus qu'octogénaire aujourd'hui ! En tout cas, la conversion intellectuelle d’un ancien agent de l’OAS à l’anti-colonialisme, sujet de prédilection de J. Vergès dans les dîners-débats, mérite d’être saluée et portée à son crédit. D’autres cibles de l’OAS n’ont pas eu autant de chance que lui !

Il y aurait eu aussi, plus tard encore, un autre espion à lui faire de semblables confidences, car J. Vergès a la chance inouïe de recueillir les repentances de tous ceux qui ont été, un moment, chargés de l’espionner, voire de l’assassiner.. Les propos de Lardon, ex-policier de la DST, sont, curieusement, exactement identiques à ceux que J. Vergès prête à l’Inspecteur Dufourg, des Renseignements généraux, qui lui aussi demande à J. Vergès de le défendre dans l’affaire Doucé (en 1990). Interrogé sur ce choix, il répond : « Maître, j’avais été chargé par ma hiérarchie de vous suivre, d’écouter vos conversations téléphoniques, d’ouvrir votre courrier. Depuis j’ai une totale confiance en vous ! » (T. Jean-Pierre, 2000 : 214). Les propos de nos deux espions sont, on le constate, étrangement semblables.

Dans ce même livre, une confidence de Jacques Vergès sur un sujet tout autre (mais J. Vergès est-il homme à se trahir si facilement?) est à rapprocher des anecdotes précédentes. Interrogé par T. Jean-Pierre sur ses rapports avec le capitaine Barril qu’il a aussi défendu, J. Vergès déclare :  « Il m’a appris qu’il avait été chargé de m’assassiner! Mais l’action ne pouvait, en vertu d’une règle imposée aux services secrets français, être commise qu’à l’étranger où je n’étais jamais seul. Le projet a donc été abandonné. » (2000 : 214).

Dans ce livre, à quelques dizaines de pages de distance (184 et 214), le rapprochement des propos de deux assassins potentiels de J. Vergès intrigue. Comme il n’y a tout de même pas des dizaines de personnes qui ont été chargées de tuer J. Vergès à l’étranger et qui y auraient renoncé pour la même étrange raison, « qu’il n’était jamais seul » ( ce qui n’embarrasse guère, semble-t-il, les vrais tueurs), on peut se demander s’il ne s’agit pas, en fait, d’une confusion, volontaire ou non. L’authenticité du fait et la crédibilité du narrateur s’en trouvent par là même un peu compromises.

Jacques Vergès a raconté plusieurs fois ces histoires, sans qu’on sache bien s’il cherche à brouiller les pistes ou s’il se prend simplement les pieds dans le tapis du calendrier. On vient de voir que, dans les aveux qu’il lui fait, le capitaine Barril, que cite J. Vergès lui-même (T. Jean-Pierre, 2000 : 214), lui affirme qu’il « avait été chargé de l’assassiner ». On se demande un peu pourquoi et surtout quand., car dans ce cas Jacques Vergès pousse un peu trop loin le bouchon !

Examinons d'un peu près les faits et les dates sans être subjogués, comme tant d'autres, par l'aura de Jacques Vergès. S’il y a eu des menaces contre J. Vergès du côté des services secrets français, elles ne peuvent guère dater que de la période du FLN et de la guerre d’Algérie. Cette guerre, faut-il le rappeler, s’achève en 1962, alors que Paul Barril (né en 1946) est âgé alors de 16 ans, ce qui est bien jeune, convenez-en, pour un tueur professionnel des services secrets. En fait, Barril n'entre en scène qu'après l’élection de F. Mitterrand, en 1981-2 et on ne voit guère alors ce qui pourrait justifier l’assassinat de J. Vergès, surtout par la Gauche et plus spécialement par l’entourage immédiat du président. Selon B. Violet, le projet d’assassinat, où devait intervenir Barril, daterait de 1982-1983 (Violet, 2000 : 246). Ici, comme ailleurs, il ne faut pas mettre du sucre sur le miel : « Selon Barril, l’opération aurait dû être exécutée à l’Ile Maurice, à l’occasion d’un sommet de la francophonie » (2000 : 246). La mémoire du Capitaine Barril n’est pas plus sûre que celle de J. Vergès. Le 5ème Sommet de la Francophonie, tenu à Maurice, a eu lieu, en effet, dix ans plus tard, en 1993!

En fait, toutes ces anecdotes ne sont, (vraies, arrangées ou fausses), que des variations sur un même modèle à double effet. Elles alimentent la prodigieuse aura de J. Vergès, cible favorite de tous les méchants, de l’OAS à l’Etat français. Naturellement, il triomphe sans encombre de toutes ces menaces et échappe à tous les pièges. Mieux encore; par là, il gagne les cœurs de tous ceux qu’on avait chargé de l’espionner, voire de le tuer et qui, tous, sont conquis et même subjugués, pour finir, par son courage, son honnêteté, ses vertus, etc. Non seulement, les lions ne dévorent pas Daniel-Jacques, mais ils viennent lui lécher les mains et même pour certains, comme clients, lui apporter leur obole sous forme d'honoraires. Comme on l'a vu, il en est de même pour les juges, aux honoraires près, alors que cette espèce pourtant plus dangereuse encore que les lions.

En fait, les menaces les plus sérieuses sur la vie de J. Vergès sont celles qui sont ultérieures, dont on ne sait rien et dont lui-même se refuse encore aujourd’hui à parler car il lui faudrait en évoquer les causes, de toute évidences peu avouables. En revanche, lors de la guerre d’Algérie, il semble avoir été l’objet, comme on l’a vu, de deux sortes de menaces. Celles de l’OAS auxquelles il vient d’être fait allusion, et celles des services secrets français (le SDECE de l’époque), qui sont antérieures, si elles ont réellement pris forme.

On sait que des exécutions ont alors eu lieu, mais, mis à part l’avocat du collectif FLN Ould Aoudia dont l'assassinat a déjà été évoqué, les vraies cibles étaient plutôt choisies parmi les dirigeants du FLN lui-même ou parmi les trafiquants d’armes. J. Vergès, quant à lui, a affirmé à plusieurs reprises que la France a voulu le faire tuer. Il désigne même Michel Debré, (le père de son cher ami et collaborateur, le député UMP Bernard Debré que nous retrouverons dans la suite), comme responsable, un moment, d’une telle décision : « M. Debré qui avait déjà demandé au service Action de m’abattre » (1998 : 227). Dans son livre d’entretiens avec P.H Felissi, il donne un peu plus de précisions sur ce point :
« Constantin Melnik, chargé des questions de sécurité auprès du Premier ministre de l’époque, écrit dans ses souvenirs que Michel Debré avait un jour convoqué le général Grossin, patron du contre-espionnage, pour lui faire exécuter les « quatre têtes » du collectif, comme il disait - Ould Aoudia, Benabdallah, Oussedik - et moi car, du fait de notre travail, « nous étions plus dangereux qu’une division ». [Ce qui constitue, une fois encore, un compliment qu'il aime à rappeler et il le fait à tout propos car cette mention l'amène à réciter la lettre du général de Gaulle]. Melnik soutient aussi que Foccart a participé aussi à cette réunion […]. Mon cas semblait plus compliqué, car mon engagement comme volontaire dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale [ cf. mon texte de départ sur ce sur sujet] exigeait un ordre explicite du Général de Gaulle pour mon exécution. De fait cet ordre explicite n’est jamais arrivé. » (2005 : 90).

Cette version est proche de celle que donne déjà B. Violet (2000 : 105); ce dernier cite aussi Melnik qui prétend qu’en fait, il n’y a jamais eu d’ordre formel concernant J. Vergès. Le Général de Gaulle se serait sans doute personnellement opposé à une telle idée, si elle lui avait été soumise. Jacques Vergès fait état, à de multiples reprises, de l’envoi qu’il avait fait, en 1957, d’un exemplaire dédicacé du livre qu’il avait écrit avec Georges Arnaud, Pour Djamila Bouhired (Editions de minuit) G. Arnaud avait rédigé la préface et le corps du texte était constitué par la plaidoirie de J. Vergès. La démarche était un peu inattendue de la part de ces auteurs. Plus étonnante encore est la réponse du Général. Brève, mais chaque terme y est pesé, elle mérite d’être citée intégralement et Jacques Vergès, qui connaît par coeur le texte de cette lettre, aime à la citer, comme dans son dernier film, (en 2008, de S. Thisse) :

Lettre à MM. Georges Arnaud et Jacques Vergès
Le 8 décembre 1957
Messieurs,
Je tiens à vous dire que j’ai lu avec intérêt et non sans émotion votre petit livre Pour Djamila Bouhired. Je sais – dirai-je « par expérience » ?- que tout drame français est un monde de drames humains.
Inutile de les cacher ou de les défigurer. A ce point de vue, tout au moins, votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indifférent.
Veuillez croire, Messieurs, à mes sentiments les meilleurs et très distingués.
Charles de Gaulle
Avec pour vous, Vergès, mon fidèle souvenir. »

Dans son livre de 1998, J. Vergès précisait que ce texte, dont « par discrétion, il n’avait jamais fait état » (ce qui est faux bien entendu comme on peut le voir dans T. Jean-Pierre, 2000 : 139 et J. Vergès en a fait état depuis à de multiples reprises), a été publié dans Lettres, notes et carnets du Général de Gaulle. La lettre montre que le Général qui, apparemment, n’avait pas oublié l’engagement et la conduite de J. Vergès pendant la guerre [tout en le connaissant bien entendu très mal, dans son détail que nous avons vu dans un précédent texte], n’aurait pas admis son exécution sommaire, comme le présume, sans doute à juste titre, J. Vergès lui-même.  La menace a donc été, là aussi, plus théorique que réelle.

Les vraies menaces contre J. Vergès sont, comme on l’a vu, celles qui ne se sont pas exprimées de façon spectaculaire et elles ne venaient sans doute pas ni du côté français ni du côté algérien. Quand, pour une première fois, il quitte précipitamment et quasi clandestinement l’Algérie en 1963, il vient en effet de constater que les tueurs qui ont abattu son ancien client, M. Khemisti, devenu ministre et comme tel son patron et protecteur, (la version officielle est alors que le tueur est un fou) ne se contentent pas de vous envoyer de petits cercueils par la poste ou des listes de noms de personnes qui seront exécutées avec des numéros d’ordre, ni même de mettre des bombinettes devant les portes cochères!

Les vrais dangers, devant lesquels, par la force des choses et par lucidité, il a fui, sept ans plus tard, sont venus plutôt des affaires troubles ou louches, ouvrant des perspectives de gains importants et rapides, auxquelles, souvent, il n’a pas voulu ou n’a pas su résister.

Pour conclure ce texte, un détail entre cent, mais plus gai et tout à fait caractéristique de la rhétorique et de la présentation de soi hagiographiques si chères à Jacques Vergès.

Il s'agit, au cours du procès Barbie d'une de ces anecdotes édifiantes que Jacques Vergès adore et dont il a toute une panoplie. De même que, comme on vient de le voir, les tueurs autrefois chargés de l’assassiner, conquis désormais par la découverte de sa noblesse d’âme, viennent à récipiscence et se confessent à lui, de même, lors du procès Barbie... Mais laissons-lui la parole car tout le sel est dans son récit même :
« Un jour au cours d’une suspension, une journaliste juive a traversé la salle, est montée à la tribune, m’a tendu une rose. Je lui ai baisé la main, j’ai longuement regardé les trente-neuf avocats de parties civiles tout en humant cette rose qui, pour moi, avait un triple parfum de plaisir : l’odeur de la fleur, le souvenir de l’attention de la jeune femme et la tête de mes adversaires » (2000 : 221).

Comme toujours dans ce genre d’anecdote, rien ne manque à la gloire du héros qui conquiert le coeur tous ses ennemis, quand il ne les écrase pas de son talent ou de sa verve. Mieux, dans ce cas, l’ennemi subjugué n’est pas une barbouze patibulaire, mais une jeune juive, qui ne peut être que ravissante (et, on le devine, secrètement éprise du maître). Dans la mesure où les trente neuf avocats l’identifient aussitôt comme telle, sans doute porte-elle, dans la main qui ne tient pas la rose offerte, une pancarte où l’on peut lire « Je suis une journaliste juive amoureuse de Jacques Vergès ».

Quel homme !


[1] Selon B. Violet, il s’agirait là de Daniel Burdan (2000 : 242); le fait est sans grande importance puisque c’est la fable elle-même qui compte !

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