B. Violet, que Jacques Vergès n’apprécie guère, écrit : « Vergès homme d’argent ? L’avocat aime le luxe et le confort, mais se défend d’être cupide. » (2000 : 243). Toutefois, le luxe est rarement gratuit et les relations à l’argent offrent une gamme quasi infinie de nuances, qui vont de la cupidité féroce au total désintéressement. L’avocat ne s’inscrit, en apparence, ni dans l’une ni dans l’autre de ces positions extrêmes, même si tout semble indiquer qu’il se situe vraisemblablement bien plus près de la première que de la seconde.
Pour aborder ce point, je pense que la seule façon
d’approcher, si peu que ce soit, la vérité, est d’examiner de près un exemple
où l’on a quelques chances d’y voir clair plutôt que de tenter, en vain, de
suivre toutes les fausses pistes que J. Vergès ne cesse d’ouvrir et tous les
méandres qu’il se complaît à tracer.
Avant ou après B. Violet, tous les journalistes et
biographes décrivent, avec complaisance, le cadre luxueux de l’hôtel
particulier de trois étages de la rue de Vintimille où vit et travaille J.
Vergès et que des films nous ont souvent montré, récemment encore : tapisserie
flamande du XVIIe siècle, livres rares, collection de jeux d’échecs; objets
d’art, cadeaux d’Houphouët-Boigny ou d’Omar Bongo...Tout a été dit et écrit sur
ce point et même l’inventaire de son mobilier est établi.
Le point un peu inattendu de la chose est que
Jacques Vergès possède ce bien depuis près de trente ans, mais que nul ne s’est
jamais demandé dans quelles conditions et comment il a pu l’acquérir. C’est un
peu le principe de la « lettre volée » d’E. A. Poe. On détaille les
trésors que contient l’écrin, mais nul ne songe à s’interroger sur l’écrin
lui-même dont la possession paraît aujourd’hui aller de soi, vu ce qu’il
renferme. A l’époque où il a acquis ce bien, les services fiscaux ont-ils posé
à l’acquéreur la question de l’origine des fonds ainsi investis, comme ils ont
coutume de le faire pour les citoyens plus modestes ? En effet les
coiffeurs et les avocats sont les deux corporations qui sont considérées, par
le fisc lui-même, comme les rois de la fraude fiscale. Il est vrai que
l’administration a parfois de singulières inadvertances, oubliant ainsi de
demander naguère, à Christine Deviers-Joncourt, amie de Roland Dumas, qui
occupait, chez ELF, un modeste emploi à 10.000 francs par mois, comment elle
avait pu s’acheter un appartement de 11 millions de francs.
En 1978 (pour la bonne règle et pour être à l’abri
de toute contestation, je me réfère aux propos de J. Vergès lui-même et, en
particulier, au livre de T. Jean-Pierre peu suspect de prévention à son endroit),
il revient de son mystérieux « marronnage » et sa situation n’est pas
très brillante, de son propre aveu. Il confie à T. Jean-Pierre qu’il vit « de
l’à valoir versé par Jean-Claude Simoën pour
un petit livre Agenda que je publie à
mon retour » (2000 : 212). L’à valoir versé par un très modeste
éditeur pour une oeuvrette, fût-elle poétique, et même si, comme le promet la
quatrième de couverture, elle constitue « un témoignage ardent, avec la
dimension dramatique du vécu », ne doit pas permettre à son auteur de
vivre longtemps sur un très grand pied ! Il lui faut donc se réinscrire au
Barreau de Paris. Les affaires de son confrère J. Gambier de la Forterie (grand
invalide de guerre et ancien juge d’instruction militaire !), qui l’héberge au
départ, vont si mal qu’il se trouve privé bientôt de cette opportune
hospitalité professionnelle. Ses propres affaires « allant de mieux en
mieux », il se loue d’abord un appartement près de Pigalle, puis, dès
1984, achète son hôtel particulier du XIX siècle, ce qui semble indiquer une
très belle et surtout très rapide réussite professionnelle.
En cinq ans à peine, il aurait donc gagné assez d’argent
pour faire un tel investissement. Durant cette période, il a pour associée
Isabelle Coutant-Peyre, qui deviendra dans la suite l’épouse de Carlos. Elle
est donc mieux placée que quiconque pour juger de l’état de son activité et de ses revenus professionnels. Elle le déclare,
elle aussi, « fauché ». En tout cas, rien de mirobolant selon son
témoignage informé : « Il se passionnait pour les petites affaires de
droit commun, disant que dans tout dossier il y un roman » (citée par P.
Nivelle, Libération, 30/10/02). Selon B. Violet, il en est même réduit à
solliciter des dossiers auprès de Jules Borker (2000 : 204).
Les affaires qu’il traite, si passionnantes qu’elles
soient sur le plan humain, ne semblent pas susceptibles de lui rapporter
beaucoup d’argent . On en connaît tout le détail. Il plaide pour Gilles
Gérouville, un vigile des Halles accusé d’avoir assassiné un clochard invalide;
il défend des travailleurs immigrés dans les affaires de foyers de la
Sonacotra; selon B. Violet, qui cite Jean-Louis Hurst, de Libération, qui avait mis J. Vergès sur l’affaire et qui croyait de
sa part à un « acte politique » (entendre « bénévole » et
donc gratuit), la note d’honoraires est « plutôt salée » et elle ne
pourra pas être intégralement payée par le mouvement des foyers
(2000 : 205).
Ces détails, donnés au journaliste par son ancienne
associée sont déjà, avec d’autres, dans le récit de Jacques Givet. On peut
adjoindre à cette liste d’affaires, « une femme de Saint-Flour […] qui
avait été tondue à la Libération […], une affaire de pédophilie, […], de petits
commerçants poujadistes. (1986 : 37). On voit apparaître des clients plus
sérieux comme le Président Bongo (déjà !) ou la famille de R. Boulin (mort
dans les conditions que l’on sait… ou que l’on ne sait pas, en 1979). Ce genre
de dossiers ne conduit toutefois pas, en général, à acquérir si rapidement,
dans Paris, un luxueux hôtel particulier de trois étages.
Que faut-il donc déduire de cette étrange énigme
financière ? Une des hypothèses possibles est qu’à son retour, début 1979,
il est bien moins « fauché » qu’il ne le dit et qu’on le croit; une
telle supposition pourrait cadrer naturellement avec son
« marronnage », dont la raison majeure réside, peut-être, dans les
menaces de « partenaires » qu’il aurait plumés. A peine de retour à
Paris, il rembourse, en effet, aussitôt à Jérôme Lindon « une importante
somme d’argent empruntée avant sa mystérieuse disparition » et sur le
remboursement de laquelle J. Lindon ne comptait plus (ce dernier détail
confirme le remboursement; B. Violet, 2000 : 202). J. Lindon précise même
« Il m’a remis une mallette pleine de billets de banque » (ibidem). Pour un fugitif
« fauché » à son retour de cavale, c’est aussi méritoire qu’étonnant!
Dans le même ordre d’idées, on peut se demander
aussi de quoi a vécu, entre 1970 et 1978, la famille de J. Vergès, son fils
Jacques, dit Jacquou, né en 1951 de son premier mariage (le divorce date de
1959), sa femme Djamila épousée en 1965 selon T. Jean-Pierre (2000 : 278)
ou en 1963 (selon B. Violet (2000 : 143; c’est cette seconde date qui est
le plus souvent donnée) et leurs deux enfants, une fille, Meriem (née en 1967)
et un garçon, Liess (1969). On pourrait alléguer que sa famille n’est pas son
souci majeur, puisque ce départ soudain l’en a brutalement séparé. Toutefois,
manifestement contraint à une disparition précipitée, il fait passer à Djamila
un message codé par J. Lindon. Plusieurs détails montrent que J. Vergès se
préoccupe des siens et qu’il est peu vraisemblable qu’il ait laissé sans ressources durant huit ans son épouse et
leurs deux enfants en bas âge. C’est d’autant moins envisageable que le couple
Jacques-Djamila s’est réuni, au retour du « marronnage », assez
longtemps en tout cas pour qu’ils viennent ensemble séjourner à la Réunion
« dans les années 1980 » (P. Vergès, in T. Jean-Pierre, 2000 : 164). Dans le même ordre d’idées
matérielles, on peut noter que si Jacquou Vergès a fait ses études secondaires
au Lycée Fromentin en Algérie, il les achève par une terminale à l’Ecole Internationale
de Genève, établissement privé de grand standing très coûteux que fréquentent
les enfants du gratin de la diplomatie en poste à Genève. « Tout cela
coûte ! » comme dit le bon peuple.
Après 1965, ses choix en faveur de la cause
palestinienne, ses prises de positions publiques (il publie en 1969 Pour les fidayins), sa collaboration
avec F. Genoud qu’il assiste dans le procès des terroristes de Winterthour en
1969 également, lui ont peut-être permis de se constituer, en Suisse
probablement, un magot où puiser en cas de nécessité. La somme toutefois ne
peut être très considérable, sauf si le compte a été alimenté par des fonds
dont l’origine demeure mystérieuse et dont la destination initiale était
peut-être autre.
Seconde hypothèse à méditer, dans le cas où Jacques
Vergès ne se serait pas constitué, avant son « marronnage », d’une
façon ou d’une autre, un trésor de guerre. Dans la période qui va de sa
réapparition à l’acquisition de son hôtel particulier (1979-1984), si on laisse
de côté le menu fretin peu susceptible de dégager des profits substantiels, la
seule source de financements importants se trouve du côté du terrorisme
international.
B. Violet décrit dans le plus grand détail le rôle
de J. Vergès dans l’affaire Magdalena Kopp, la « fiancée de Carlos »
qui est arrêtée en février 1982 et les rapports de J. Vergès avec Carlos
lui-même. Les réseaux terroristes européens, soutenus par le réseau des anciens
nazis, ont-ils alimenté sa caisse noire pour rémunérer ses précieux services,
de natures très diverses ? Moins d’un mois
après l’attentat du train le Capitole qui a fait cinq morts et 27 blessés, M.
Kopp est condamnée à 4 ans de prison, ce qui peut apparaître comme un verdict
de clémence un peu inattendu, que J. Vergès aurait, peut-être, plus ou moins
négocié avec le gouvernement français. Par ailleurs, comme on le verra plus
loin, F. Genoud a reconnu son soutien aux terroristes et à Carlos en
particulier. Jacques Vergès en aurait-il bénéficié ?
Bien des détails de ces affaires sont désormais connus
à travers des rapports de la Stasi qui suivent et décrivent les agissements et
les déplacements de J. Vergès et de l’avocat suisse B. Rambert depuis la fin de
1982 (Violet, 2000 : 212-216). Au moment de la révélation de ces
documents, en 1994, J. Vergès prétend, comme d’habitude, qu’il s’agit
d’« une vaste opération de désinformation montée par la Stasi » (Libération , 20/8/94, cité in B. Violet, 200 : 218) et
j’aurais donc pu traiter tout aussi bien ce point dans la rubrique des complots.
Cette explication, des plus classiques, ne tient
guère. Pourquoi la Stasi, dix ans plus tôt, aurait-elle rédigé, sur J. Vergès,
ces notes que nombre de détails corroborent et qui, selon les spécialistes, ont
« un haut degré de véracité » (ibidem)?
Dans le but de nuire mais à qui donc, puisque tous ces documents étaient et
auraient dû demeurer secrets ? La Stasi, si bien informée qu’elle fût, ne
savait évidemment pas que le Mur de Berlin tomberait, dix ans plus tard, en
1989 et nul ne pouvait penser, a fortiori,
que ces documents secrets deviendraient un jour publics. Dans tous ces
documents, on ne parle d'ailleurs guère d’argent. Tout au plus apprend-on que
les « démarches entreprises pour la libération des détenus ont coûté fort
cher » (Violet, 2000 : 219) et que le groupe de Carlos envisage, pour
financer un déplacement de J. Vergès, de lui verser 8000 $ (ibidem, 218). Ce n’est pas le Pérou et
bien peu de chose en vue de l'achat d'un hôtel particulier à Paris !
Ce qui est important pour notre propos est qu’en
fait J. Vergès, dans la période 1982-1984, se consacre essentiellement à ce
genre d'affaires. Dans des rôles qui ne sont pas toujours, loin de là, ceux
d’un avocat, en relations étroites et constantes avec les milieux terroristes;
il passe une bonne partie de son temps à courir l’Europe, abandonnant désormais
à leur triste sort parisien vigiles meurtriers et travailleurs immigrés en mal
de logement !
Tout donne donc à penser que l’hôtel particulier a
été acquis en 1984 grâce à des fonds autres que ceux qu’a pu lui rapporter, en
ces mêmes années, son activité professionnelle proprement dite. On peut donc
supposer qu’il s’était constitué, avant même sa disparition, un trésor de
guerre sur l’origine duquel on peut faire de multiples hypothèses (FLN ?
Tshombé ? F. Genoud et la mouvance nazie pro-palestinienne ?) Allez
savoir ?
On le sait d’autant moins que ces hypothèses, loin
de s’exclure, s’entremêlent. Mohamed Khider, le trésorier du FLN, est lié à
Moïse Tshombé et le magot du FLN - on parle de dizaines de milliards d’anciens
francs - aurait été déposé, pour partie, sur des comptes de l’Union minière du
Haut Katanga (cf. B. Violet, 2000 : 190)! Quand sont en jeu de telles
sommes - le plus souvent frauduleusement acquises et clandestinement
transférées - et de tels intérêts, à la fois personnels et politiques, on n’en
est plus à quelques millions de $, ni à quelques vies humaines près.
J. Vergès a pu faire vivre sa famille et peut-être
lui-même grâce à ces fonds durant son « marronnage ». Les
innombrables déplacements en Europe et en particulier en Suisse, dans les
années 80-84, ont pu lui permettre de « rapatrier » ou de transférer
des fonds, les siens ou d’autres, peu à peu et sans trop de risques. Les
conditions dans lesquelles il se serait constitué ce magot expliquerait à la
fois sa soudaine disparition (les propriétaires initiaux des fonds n’auraient
pas pris les choses avec philosophie !) et les modalités de son
utilisation dans les années qui ont suivi.
Bien entendu tout cela n’est que spéculations car,
dans de telles affaires, on ne laisse guère de traces écrites. Peut-être, après
tout, si les services fiscaux ont eu l’idée de lui demander, en 1984, comme la
loi le permet et conduit à le faire pour de plus modestes citoyens, de
justifier l’origine des fonds qui lui ont servi à payer son hôtel particulier,
les archives du Trésor public français détiennent peut-être la clé de ce
mystère que couvre notre fameux "secret fiscal".
Même pour un fait aussi simple que cet
investissement immobilier de 1984, on voit combien les pistes sont multiples et
brouillées quand il s’agit de Jacques Vergès. A de nombreuses reprises, on le
dit pauvre voire ruiné. Il fait état de « difficultés
financières » quand T. Jean-Pierre l’interroge sur ses affaires et
son cabinet : « Nous avons eu quelques difficultés, notamment financières.
Je suis seul à mon cabinet et j’avais engagé des collaborateurs qui étaient
manifestement trop nombreux. J’ai dû alléger ma structure. J’avais aussi
tendance à ne pas réclamer d’honoraires dans un certain nombre de dossiers [sic !!! Voir l'affaire de la Sonacotra que
j'ai évoquée et le cas Barbie sur lequel je reviendrai]. Tout est
maintenant rentré dans l’ordre. ». (T. Jean-Pierre, 2000 : 225-226).
On est rassuré car rien dans le train de vie de J.
Vergès ne laisse percevoir cette misère qui se veut discrète. Sur toutes les
couvertures des livres qu’il se laisse consacrer (Felissi, 2005) ou qu’il écrit
( Journal 2003-2004, 2005), il
apparaît toujours dans un cadre luxueux, confortablement installé dans un
fauteuil de style et fumant un gros et coûteux havane ( de préférence un
Partaga ou un Hoyo de Monterey dont le prix moyen, unitaire bien sûr, est d'une
trentaine d'euros), ce qui n’est pas exactement l’image habituelle de la
pauvreté ! Il se prétendait même, tout récemment encore, être "locataire"
de son logis, ce qui est, après tout, peut-être vrai s'il se le loue à lui-même,
via une LCI dans quelque embrouille
fiscale.
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