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mardi 20 août 2013

Les multiples vérités de Jacques Vergès (1) : le soldat Vergès ou le tourisme guerrier (1942-1945)

En écrivant mon billet "Jacques Vergès : l'homme des mystères", je pensais que ce serait ma seule et modeste contribution à l'hagiographie de ce grand homme dont tous les médias nationaux nous accablent depuis son décès. Elle portait sur un point très mineur : il est né en 1924 et non en 1925, et les titres de la presse qui le font mourir à 88 ans sont donc tous faux, car il avait, en fait, 89 ans et Paul, son cadet, vraiment né, lui, en 1925, n'est pas son jumeau ! L'un et l'autre se sont cantonnés, toute leur vie, dans ce mensonge, ce qui est sans importance mais néanmoins significatif.

Ce qui m'a incité à songer à donner quelques billets complémentaires est à la fois l'accumulation des sottises et des contrevérités, tant dans les nécrologies que dans les commentaires. En voici un exemple, suite à la référence, indispensable évidemment à mes yeux, que j'avais faite à mon livre de 2007 Vergès : père, fils & frères : Une saga réunionnaise. Je cite fidèlement cette élégante glose :
"Hahaha mais quel vautour ce mec, il profite de la mort de Vergès pour soutirer un billet en nous vendant son livre de merde".

Si j'avais encore quelques hésitations quant à l'opportunité et à l'intérêt de mener à son terme la série de billets que j'envisageais et que j'intitulerai finalement plutôt "les vérités multiples de Jacques Vergès", deux éléments ont achevé de me convaincre.
Le premier est le déchaînement d'une ferveur aussi intense qu'injustifiée autour du personnage, dont fort peu de gens semblent se préoccuper de découvrir la réalité. On a même écrit à sa gloire un poème, paru dans le blog de MDP mais que vous épargnerai ici !

Le second élément est la lecture d'une longue interview intitulée « Jacques Vergès dans un taxi », faite en Belgique, à une date relativement récente (référence dans internet : ds3, RTBF) par J Colin, un journaliste belge. Je n'y ai pas appris grand chose, mais constaté, une fois de plus, cette pente de Jacques Vergès se réinventer sans cesse son histoire, pour se présenter sous le meilleur jour, en omettant tout ce qui le gêne et en mentant systématiquement, y compris sur des points mineurs, pour lesquels il semble assez vain et inutile de dissimuler la vérité, à commencer par son âge réel.

J'ai donc décidé de mener à son terme cette petite entreprise de ré-examen de son parcours de vie, ce qui m'est assez facile à partir du livre que j'ai publié en 2007. Je l'utiliserai largement, en le résumant bien sûr et en le complétant par quelques informations nouvelles, assez rares d'ailleurs.

Voici les divers épisodes prévus dont on trouvera ci-dessous le premier.
1. Jacques Vergès. L'engagement dans les Forces Françaises Libres : "le tourisme guerrier" (1942-1945).
2.Jacques Vergès et l'Algérie.
3. Jacques Vergès et l'argent : le "marronnage" (1970-1978). Le FLN, Mobutu ou Tschombé ?
4. Jacques Vergès : "la cible mouvante",
5. "Jacques Vergès l'anticolonialiste" : "Petits arrangements entre amis" ou "Les liaisons dangereuses",
6. Jacques Vergès et l'ami de trente ans, François Genoud, le banquier des nazis et/ou le nazi des banquiers.

1. Jacques Vergès. L'engagement dans les Forces Françaises Libres : " Le tourisme guerrier" (1942-1945).

Un des talents de Jacques Vergès a toujours été (et il le restera) celui d'exploiter à son avantage toutes les situations dans lesquelles il peut se trouver et de donner, en tout et partout, de soi-même l'image la plus flatteuse qui soit, même et surtout au prix de quelques arrangements avec la vérité.

L'exemple le plus simple et le plus anodin est sans doute celui de son engagement dans les Forces Françaises Libres en 1942 alors qu'il n'avait, dit-il, "que 17 ans".

Double mensonge, si l'on peut dire.

D'une part, si son frère Paul (qui lui a véritablement cet âge alors que Jacques a un an de plus comme on l'a vu) décident de s'engager dans les Forces Françaises Libres, après la libération de la Réunion par le contre-torpilleur le "Léopard", le 28 novembre 1942, mais leur arrivée en Angleterre ne se fera qu'en 1943. Quand la Réunion est libérée, fin 1942, à Madagascar les troupes vichystes ont déjà capitulé devant les Anglais et le débarquement en Afrique du Nord a même eu lieu depuis le 7 novembre 1942. Donc, en ce début 1943, quand les frères Vergès, après plusieurs semaines d'attente, à la Réunion même, puis après un long voyage par mer, via Tamatave et Durban, arrivent à Liverpool, on sait déjà que le Reich a perdu la guère, et cela depuis l'entrée en guerre des Américains fin 1941 et surtout depuis la déroute allemande de Stalingrad le 2 février 1943. C'est, en France, le moment où tous ceux qui jugent ne pas s'être trop ouvertement compromis avec Pétain, se découvrent de la sympathie pour De Gaulle et la Résistance !

Par ailleurs, ce n'est pas à 17 ans mais à 19 ans que Jacques Vergès s'engage, c'est-à-dire, en gros, une année seulement avant la date légale de l'entrée "sous les drapeaux" de sa "classe" comme on disait alors. Bien entendu, s'engager à 17 ans dans l'armée de libérations de la France vous a un petit côté "Marie-Louise", "Soldat de l'an 2" et "Fleur au fusil" que Jacques Vergès ne peut pas laisser passer. Il répétera donc ce mensonge jusqu'à la fin de ses jours, y compris dans ses dernières interviews, alors que nul ne sait mieux que lui que son engagement n'est effectif qu'en 1943 et qu'il a, à ce moment-là, 19 ans. Un détail me direz-vous, certes, mais bien des détails sont traités à l'avenant dans la vie de Jacques Vergès.

C'est même ce qu'on appelle en général des mensonges !

On doit s'interroger, car le fait est d'une importance beaucoup plus grande, sur les raisons de cette décision des deux frères ; elle a sans doute été guidée par deux motivations dont on n'a généralement évoqué qu'une seule dans leurs biographies.

Leur père, Raymond Vergès, est alors, à la Réunion, un fonctionnaire important (Directeur de la santé), franc-maçon avéré, engagé dans les luttes syndicales comme dans la vie locale (maire de Salazie). Il est toutefois, entre 1940 et 1942, un soutien déclaré du régime de Vichy. De ce fait, le régime vichyste et le gouverneur Aubert le traitent avec une évidente faveur. A la différence de nombre d’autres fonctionnaires qui ont été mêlés aux mêmes luttes syndicales que lui, R. Vergès ne semble pas avoir été réellement ni surveillé ni inquiété (P. Eve, 1987 : 882). Son appartenance à la loge l’Amitié du Grand Orient de France est connue de tous, pourtant, quand la loi contre les « sociétés secrètes » est étendue à la Réunion en août 1940, R. Vergès conserve ses importantes fonctions administratives, tandis que de modestes instituteurs sont radiés. Alors que tous les maires sont démis de leurs fonctions et remplacés, R. Vergès, maire de Salazie, qui s’est fait mettre en congé dès 1940, est rétabli dans ses fonctions en février 1941.

La Légion française des combattants est créée en août 1940 et une section est mise en place à Saint-Denis. R. Vergès en fait partie (Lauvernier, 1994 : 270), certes comme simple légionnaire, mais certains anciens combattants refusent la proposition d’adhésion, à leurs risques et périls. Il a donc très clairement l’appui du Gouverneur Aubert qui juge qu’il a adopté « l’attitude d’un très net loyalisme » (C. Lauvernier, 1994 : 269); le gouverneur attendra avril 1942 pour le considérer comme « démissionnaire d’office » et le remplacer comme maire.

Pour clore ce point, au demeurant peu contestable, citons un court passage d'une des lettres de R. Vergès au gouverneur vichyste Aubert : « Je m’engage donc personnellement à suivre, avec un entier loyalisme, le gouvernement français, ainsi que son chef, le maréchal Pétain ». Ce courrier est du 5 octobre 1940 [souligné par moi !] et on ne saurait être plus clair ! Certes à l'arrivée du "Léopard", R. Vergès se déclare un soutien un partisan aussi ferme que secret du général De Gaulle, mais un tel comportement est si banal qu'il ne vaut pas la peine de s'y attarder.

Venons-en donc à la motivation des fils. Ces derniers s'engagent-ils pour faire oublier la collaboration du père? Je n'avance pas cette hypothèse qui l'a été mais qui n'est flatteuse ni pour l'un ni pour les autres.

La seconde raison, à laquelle je crois davantage, est d'ordre plus social que politique. Comme il aime à le rappeler en se définissant comme "un homme double" (Felissi : 25) pour expliquer les contradictions qu'on lui signale dans ses comportements, Jacques Vergès est un métis (français-annamite). Or, en dépit de ce qu'on peut lire ici ou là sur la société réunionnaise, le métissage (autre que celui des Créoles qui est si profond et si généralisé qu'il n'est pas regardé comme tel) n'est guère prisé parmi les catégories sociales et ethniques réunionnaises et il n'y a même pas de terme neutre pour le dénoter. Dans la classification populaire locale, les frères Vergès n'étaient donc que des "bâtards chinois" (ce qui était rare vu l'endogamie des vrais Chinois) ; on n'a pas dû manquer de le leur faire savoir, toute leur scolarité durant et surtout au lycée de Saint-Denis qui, alors n'était guère fréquenté que par l'élite blanche, puisque l'un de leurs camarades de classe était alors Raymond Barre, né en 1924 comme Jacques Vergés.

Fin 1942, les frères Vergès ont donc sans doute trouvé là des raisons de profiter de circonstances qui leur permettent de quitter leur île pour un avenir meilleur loin du pays natal, ce qui était d'ailleurs la migration normale pour les jeunes gens de la bourgeoisie réunionnaise qu'ils étaient tout de même par la situation de leur père.

Au moment de leur mobilisation effective, en 1943, à Camberley, il leur faut choisir leur "arme" (J. Vergès 1998 : 137 ; Th. Jean-Pierre : 56) ; Paul, plus aventureux et plus tenté par l'état militaire, va dans les parachutistes, Jacques, plus prudent, opte pour l'artillerie, tenté peut-être par le refrain égrillard de "l'artilleur de Metz" et par le discours de ses instructeurs qui lui vantent, sans doute, comme à l'accoutumée, les charmes de l'artillerie, « l'arme des feux profonds et puissants ».

"Le tourisme guerrier". Cette expression a dû faire bondir les thuriféraires de Jacques Vergès. Bien à tort d'ailleurs car elle est de lui et il en use pour désigner "sa guerre" (Felissi : 17); Il donne complaisamment le détail de ses excursions, trois années durant : Madagascar, l'Afrique du Sud, l'Angleterre, l'Algérie, le Maroc, l'Italie, le Sud de la France, les Vosges, Paris, Oléron et enfin l'Allemagne ! On voit par là que, si son frère Paul est tenté par l'état militaire (y compris après sa libération, après une guerre où il s'illustrera, lui, dans divers épisodes, qui lui vaudront une médaille qu'il veillera à ne jamais recevoir), les campagnes de Jacques sont infiniment moins brillantes et il ne cherche en rien à le faire croire. C'est même un des rares côtés sympathiques du personnage.

Nous sommes loin des images d'Épinal rêvées par certains commentateurs qui l'imaginent en héros de Monte Cassino ou des champs de bataille européens. Cette guerre est surtout, à l'en croire, occasions de conquêtes féminines (une aventure par garnison ! Pour le détail, cf. R. Chaudenson, 2007 : 273!), de ripailles et de beuveries (T. Jean-Pierre : 62). Pas de cigares pourtant, car il ne sera initié à leur charme que des années plus tard par Che Guevara soi-même! Quant à seule blessure de guerre, il se l'est faite lui-même, à Oléron ... en ouvrant des huîtres.

Il faut reconnaître que, sur ce point au moins, Jacques Vergès nous donne, en parlant lui-même de "tourisme guerrier", une version assez caricaturale de sa vie militaire qui traduit l'esprit profondément antimilitariste qui était sans doute le sien. De toute façon la fin de la guerre sera pour lui très heureuse et elle sera même à l'origine de sa carrière, dans la mesure où, comme "ancien combattant", il obtient une bourse d'études qui lui permettra de commencer une fréquentation universitaire assez tortueuse qui, de l'étude de l'histoire et des langues rares, le conduira finalement au barreau.

Références.
Chaudenson, Robert, 2007, Vergès père, frères & fils : une saga réunionnaise, Paris, L'Harmattan
Eve, Prosper, 1987, "Le syndicalisme à la Réunion: 1900-1958", Thèse ronéotée, Aix-en-Provence
Felissi, Philippe Karim, 2005, Jacques Vergès l’anticolonialiste, Le Félin
Jean-Pierre, Thierry, 2000, Vergès et Vergès. De l’autre côté du miroi,. Lattes
Lauvernier, Chantal, 1994, « Ban-bai » Raymond Vergès, 1882-1957
Vergès Jacques, 1998, J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans, La Table ronde
Violet, Bernard, 2000, Vergès, le maître de l’ombre, Le Seuil.

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