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mercredi 21 août 2013

Les vérités multiples de Jacques Vergès (2 ): Jacques Vergès et l'Algérie


Curieusement "Jacques Vergès et l'Algérie" est sans doute, de tous les chapitres de son histoire, le plus facile à traiter, du moins dans sa première phase (1943-1962), car c'est, de très loin, la période qui est la mieux connue et surtout celle pour laquelle on dispose de nombre de témoignages autres que le sien. Après 62, les choses se compliquent beaucoup.

Avant l'indépendance (1943-1962)

Son premier séjour dans ce pays date, en fait, de sa période militaire, puisqu'il est envoyé en Algérie dès 1943, après le débarquement allié en Afrique du Nord, pour y recevoir une formation militaire sans doute difficile à mettre en place en Angleterre, dans un pays dont il ne parle pas la langue. Il n'y reste qu'un mois avant d'être transféré au Maroc. Toutefois, comme il le fait remarquer lui-même, de l'Algérie, il ne connaît guère alors que les casernes.

Après la guerre, comme étudiant déjà, son activité politique et syndicale au Quartier latin (Comité des Etudiants Anticolonialistes) et la fréquentation d'étudiants algériens l'ont préparé à l'idée de la lutte d'indépendance en Algérie qui commence, dans les faits, en novembre 1954. Devenu avocat en 1955, il ne s'occupe pas spécialement encore des affaires algériennes, étant souvent commis d'office.

Pour faire court, on peut dire que c'est seulement en 1957 qu'il va s'engager totalement, avoir, sur le terrain, la connaissance de l'Algérie et y venir pour défendre les nationalistes algériens. Cette période de sa vie étant bien connue et les témoignages multiples, je serai donc bref. En fait, la formation du collectif d'avocats liés au FLN est antérieure au séjour de Jacques Vergès en Algérie et c'est à son retour seulement qu'il intègre cette structure, dont il assumera bientôt la communication, fin 1957-début 1958 ; c'est aussi à ce moment qu'il va rompre avec le Parti Communiste Français dont il était membre et qu'il juge trop tiède sur la question algérienne.

Il va être mis au premier plan par le procès de Djamila Bouhired, accusée d'être une "poseuse de bombes". Jacques Vergès raconte lui-même par le menu toute cette affaire dans son livre d'entretiens avec Philippe Karim Félissi (2005) et je juge donc inutile ici d'en reprendre ici le détail, par ailleurs bien connu. Au terme du procès Bouhired, Jacques Vergès est expulsé d'Alger. Condamnée à mort, celle-ci s'était d'emblée opposée à toute demande de grâce, mais elle sera néanmoins graciée, la France ne guillotinant pas les femmes...sauf les reines !.

Jacques Vergès revient sur le devant de la scène dans la suite, trois ans plus tard, à l'occasion du procès du réseau Jeanson ("les porteurs de valises"), à un moment où le contexte général a beaucoup changé et où le retentissement de ces questions dans l'opinion française est beaucoup plus important et de nature différente ; les adversaires les plus résolus de J. Vergès vont être désormais moins le gouvernement français que l'OAS, même si la distinction, comme on le verra, n'est pas toujours facile.

Jacques Vergès se trouve alors, dans ces procès, aux côtés de Roland Dumas qui n'a pas la même ligne de défense que la sienne ; ils se retrouveront, un demi siècle plus tard, en 2011, dans la défense de L. Gbagbo, ... jusqu'à ce que ce dernier les congédie l'un et l'autre !

Un autre aspect des rapports entre Jacques Vergès et la guerre d'Algérie est que, avec les membres du collectif d'avocats du FLN, Jacques Vergès reçoit des menaces. A. Ould Aoudia, un des fondateurs du "collectif", est le premier à être "exécuté", en 1959, par les Services spéciaux français (Felissi : 89) dans le cadre d'une opération dite "OMO" La dénomination même de cette action du SDECE est d'un humour macabre, car on y fait sans doute référence à l'OMO, la nouvelle lessive d'Unilever dont le slogan affirme qu'elle "lave plus blanc", plutôt qu'à la rivière du Sud de l'Ethiopie, où sera découverte en 1975 la fameuse Lucy, ce qui a permis à Yves Coppens, ce jeu de mots qu'il qualifie lui-même de "mauvais", "l'événement de l'(H)omo", qui marque, dans cette vallée de l'Omo, l'apparition de l'Homo sapiens.

Sept des membres du collectif sont alors désignés pour être exécutés dans des messages anonymes comportant les mots "Toi aussi" et un numéro accolé à leur nom. Jacques Vergès se flatte de s'être vu attribuer le numéro 2 ( Felissi : 89)! Sur cette affaire, des versions différentes circulent. Constantin Melnik soutient que Foccart était au courant, alors que Jacques Vergès affirme lui (Felissi : 90) que Foccart, en personne, lui aurait téléphoné ("avant de mourir" précise-t-il !) que ça ne le concernait en rien.

Ces menaces et l'internement de deux membres du collectif font que J. Vergès quitte la France le 20 février 1960 avec Maîtres Courrégé et Zavrian. Il est accueilli et hébergé un moment à Genève par Isabelle et Jean Vichniac (J. Givet, 1986 : 11. Rappelons que J. Givet est le pseudonyme littéraire de Jean Vichniac, un juif né en Russie, qui fut très ami de J. Vergès et a écrit sur lui le livre le plus pénétrant). Isabelle Vichniac, son épouse, apporte aux fugitifs un soutien précieux car, journaliste, elle est sur place la correspondante du Monde, ce qui donne un écho national et international aux articles qu’elle leur consacre. Installés à Genève à l’Hôtel de Rive, ils font parler d’eux, donnent des conférences de presse; elles attirent "desjournalistes, mais également des sympathisants".

Vu la nature des parties engagées et en cause comme en raison de la diversité des témoignages, le détail des faits importe peu ici et nous y reviendrons dans les épisodes 3 et 4 de ces "Vérités multiples de J. Vergès". Toutefois, on peut noter, à ce moment comme à d'autres, un mode de narration qu'affectionne particulièrement Jacques Vergès et qui vise toujours, d'une façon ou d'une autre, à le mettre en valeur, comme, ci-dessus, quand J. Foccart lui téléphone "avant de mourir"!

Le plus simple est de l'illustrer par un exemple entre dix autres. Le fait se situe au moment où la justice veut savoir de quoi vivaient les trois membres du collectif réfugiés en Suisse en 1960. Pour faire court, je me cite : "J. Vergès invoque le secret professionnel et se donne, comme il aime tant à le faire, le beau rôle. Comme toujours, l’affaire tourne à la confusion totale de ses adversaires  selon le processus bien connu qui reparaît dans toutes les anecdotes narrées par Vergès. Le lion qui devait dévorer Vergès, dans le rôle de Daniel, vient, pour finir, lui lécher les mains ; le bâtonnier, un « homme de droite très courageux et très bourgeois », contre toute attente, donne raison à J. Vergès. Tout cela est bel et bon, mais ne nous explique nullement comment les trois avocats payaient leurs factures de l' Hôtel de Rive et leurs notes de restaurant à Genève. Etait-ce le FLN ou, déjà, l’ami Genoud ?

Jacques Vergès et l'Algérie après 1962

Après 1962, contre toute attente, les relations entre Jacques Vergès et l'Algérie vont se détériorer très vite. Paradoxalement, sa venue en Algérie, après les accords d'Evian, aurait dû être le début d'une période glorieuse et idyllique pour lui vu son passé, son triomphe et celui des idées qu'il avait défendues, non sans mérite et non sans risques. Djamila Bouhired, finalement graciée, avait été libérée et le FLN, avec lequel il avait des liens étroits, était au pouvoir en la personne de Ben Bella.

Jacques Vergès s'installe alors à Alger, prend la nationalité algérienne et devient même le chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères. A ce titre, il est reçu par Mao-Tse-Toung en mars 1963. Conquis par cette rencontre, il est dès lors regardé comme trop proche des Chinois  Destitué de ses fonctions et désormais persona non grata, il rentre en France pour y créer Révolution, le premier journal maoïste.

En 1965, la chute de Ben Bella et l'arrivée au pouvoir de Boumediène permettent à Jacques Vergès de revenir comme avocat à Alger. Il s'y installe alors d'une façon qu'on pourrait juger définitive, puisqu'il s'inscrit au barreau d'Alger, se convertit à l'islam en prenant le prénom de Mansour ("le victorieux" qu'il avait eu, un moment, comme pseudonyme dans la clandestinité) » et épouse, en secondes noces, Djamila Bouhired dont il aura deux enfants. Il reste dès lors en Algérie où il exerce la profession d'avocat, jusqu'à sa mystérieuse disparition en 1970 au moment où il quitte Alger sans raison précise sous prétexte de se rendre à Alicante. Il n'y reviendra pas !

A Alger, après 1965, les affaires politico-financières commencent à prendre une grande importance dans la vie de Jacques Vergès et même de son couple. Djamila Vergès, arrive ainsi en Suisse, chez Jacques Vichniac-Givet, au printemps de 1967. Enceinte de son premier enfant, elle est fatiguée et sera même hospitalisée quelques jours (J. Givet, 1986 : 19). D’autres sources indiquent qu’elle essaye à ce moment d’intervenir dans un contentieux financier complexe, dans la mesure où elle est l’une des dirigeantes de l’association Djid-el-Djadid (qui recueille des fonds pour les orphelins de l’Algérie) et où la Banque Commerciale Arabe aurait détourné des dons venant du Moyen-Orient. Peut-être en la circonstance a-t-elle eu affaire, elle aussi, à F. Genoud, "l'ami" suisse de son mari.

En effet même si les séjours algériens de Jacques Vergès sont marqués par des événements importants, c'est toutefois en Algérie, et sans doute même durant la première période, dès 1962 63, qu'il va faire une rencontre décisive dans sa vie (plus importante même que en tout cas celle de son épouse, mère de deux de ses enfants, puisque leur mariage ne durera que sept ans et qu'elle vit actuellement en Algérie dans la misère la plus extrême). Il s'agit d'un financier suisse, François Genoud, dont la présence à Alger peut paraître un peu étrange si on ne connaît pas son parcours et surtout ses idées.

François Genoud apparaît dans les affaires algériennes avant Jacques Vergès lui même et bien avant l'indépendance. Le personnage est des plus singuliers et, comme ses relations avec J. Vergès feront l'objet d'un chapitre particulier, je ne l'évoque ici que pour ce qui concerne l'Algérie.
Dès 1955, F. Genoud est en relation avec Mohamed Khider. En compagnie de son vieil ami Hjalmar Schacht (ancien ministre des finances du Troisième Reich, un nazi qui croit que le national-socialisme peut conquérir le monde sans avoir à faire une autre guerre), il place les fonds algériens à l’Arab Commercial Bank de Genève sur des comptes qui seront alimentés par les « passeurs de valises » du réseau Jeanson. Des sommes énormes transitent ainsi vers la Suisse pour constituer ce que l’on nommera plus tard « le trésor du FLN ».
Après la fin de la guerre d’Algérie, en 1962, Genoud se rend en Algérie et y devient, en 1963, directeur de la Banque Populaire Arabe (BPA) qui doit rapatrier au pays les fonds déposés en Suisse. Même s’il est quasi certain, comme on vient de le voir, qu’ils se sont déjà rencontrés en Suisse auparavant, dans ces années 1962-1963, F. Genoud et J. Vergès se sont forcément connus, le second étant alors bien en cour auprès du FLN et ayant même, on l'a vu, même on l'a vu des fonctions officielles.

Les choses se gâtent bientôt en raison des rivalités entre les leaders algériens. Les sommes en jeu sont énormes; selon J. Ziegler, dans Une Suisse au- dessus de tout soupçon, 1976, le "trésor du FLN" s’élèverait alors à 50 millions de francs suisses. M. Khider, écarté du pouvoir par Ben Bella, aurait eu le temps de transférer le magot sur un compte numéroté. Ben Bella engage alors contre lui des poursuites et fait accuser Genoud de fraude sur les changes pour un transfert de 15 millions de dollars vers une banque suisse. F. Genoud est arrêté, puis libéré, en février 1965, sur intervention de Nasser (ses amitiés arabes sont ici précieuses!). S’engage dès lors avec les Algériens une bataille juridique de quinze ans au terme de laquelle ces derniers récupéreront la somme en litige, à défaut de la totalité du trésor.

Nous reviendrons sur cette affaire du "Trésor du FLN" qui a fait couler beaucoup d'encre et de salive, mais reste à évoquer une autre affaire où apparaît, sous un jour étrange, Jacques Vergès "l'anticolonialiste. Il s'agit de l'affaire Tshombé, enfermé dans les prisons algériennes, entre 1967 et 1969, donc au moment même où J. Vergès est lui-même avocat à Alger. Moïse Tshombé, "Monsieur Tiroir-Caisse", avait d'abord été Président de la riche province sécessionniste du Katanga en 1960 ; c'est lui, qui, selon l'hypothèse la plus courante, a fait assassiner Patrice Lumumba, qui fut, de juin à septembre 1960, le premier Premier Ministre de la (première) République Démocratique du Congo ; ses adversaires le livrent alors aux Katangais et Tshombé le fait fusiller en janvier 1961. Toutefois, Tshombé est chassé du Katanga par les troupes de l'ONU en 1963 ; il part alors pour l'Espagne avec 92 millions de francs belges, avant de revenir au Congo en 1964 pour y devenir, contre toute attente, Premier Ministre de la RDC. Accusé de trahison par Mobutu, il reprend à nouveau le chemin de l'exil, les poches pleines. Son immense fortune (on parle de centaines de millions de $ !) attire toutes les convoitises et dans des conditions pas mieux élucidées que celles de la plupart des épisodes de cet imbroglio congolais où sont impliqués la plupart des services secrets du Nord, l'avion de Tshombé est détourné, le 30 juin 1967, des Baléares vers Alger où le fuyard est emprisonné.

Le clan et la famille Tshombé veulent surtout empêcher l'extradition du prisonnier vers le Congo car Mobutu l'y réclame ; ils vont s'adresser d'abord à Jacques Vergès, avocat inscrit au barreau d'Alger et à qui, depuis son retour, on suppose une certaine influence auprès du gouvernement. Il sera, dans la suite, remplacé dans la fonction officielle de défense, mais, selon B. Violet (2000 : 188) J. Vergès restera le "conseil local" de la famille Tshombé. A-t-il été tenté de "plumer la famille" (supposée richissime) comme le suggère J. Givet, à qui il en aurait fait la confidence (1986 : 25-26)? Nous reviendrons plus en détails sur cette affaire dans le chapitre cinquième de cette série intitulé "Petits arrangements entre amis" ou "Les liaisons dangereuses".

Moïse Tschombé a toutefois l’esprit de mourir en prison (peut-être l'y a-t-on un peu aidé ?) le 1er juillet 1969 ; il décède dans des conditions un peu suspectes, mais qui arrangent tout le monde, y compris le gouvernement algérien est fort embarrassé par cette affaire.

Pour conclure sur cette affaire que nous retrouverons plus loin sous un autre angle, un détail, qui, une fois encore, illustre à merveille le personnage et ses vérités multiples. Une photo ne manque dans aucun album (j’allais dire « press-book ») de J. Vergès. On y voit l’avocat, la mâchoire serrée, « avec un joli mouvement de menton », un filet de sang coulant du front, photographié à Paris lors d’une manifestation anticolonialiste, en février 1961. A ses côtés, un jeune Africain qui, ce que, bien entendu, on ignore en général et ce qu'on se garde de préciser, est le fils de Patrice Lumumba (J. Givet, 1986 : 25). Cette photo est à l’iconographie anticolonialiste de J. Vergès, dans la section « blessures glorieuses », ce que sont, dans le même registre, mais pour le rugby, les photos de Jean-Pierre Rives, « Casque d’or », le visage ensanglanté, lors d’un match du  Tournoi des Cinq Nations. Toutefois, les commentateurs doivent, dans le cas qui nous occupe, s’abstenir de faire remarquer que, quelques années plus tard (en 1967-8), J. Vergès, on l'a entrevu et on le verra, est tout prêt à (ou tout près de) se laisser acheter pour défendre ou faire évader Moïse Tshombé, symbole du colonialisme et commanditaire avéré de l’assassinat de Lumumba, le père de son jeune voisin sur la photo prise quinze jours après cet assassinat survenu le 17 janvier 1961 !
Il faut tout de même le faire !

 

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