Il apparaît clairement toutefois qu'il y a un lien
étroit entre la disparition mystérieuse de Jacques Vergès entre 1970 et 1978
qu'il aime tant, dans la tradition réunionnaise et familiale, nommer son
"marronnage" (les "marrons" étant, dans les colonies
esclavagistes, les esclaves fugitifs) et le soudain enrichissement qui lui
permet, très vite, à son retour, d'acheter un hôtel particulier de trois étages
dans le 9ème arrondissement parisien. J'avais envisagé, au départ de réunir ces
deux textes en un seul document, mais il était de toute évidence trop long.
Bien entendu, fidèle à ses stratégies ("la lettre volée" !), J.
Vergès a toujours refusé de dire où il était allé pour détourner l'attention de
la seule vraie question qui tient, non au lieu où il était réfugié, mais aux
raisons réelles de cette disparition qui en désignent naturellement les causes,
probablement peu avouables. Ni les Chinois, ni Pol Pot n'avaient à l'évidence
besoin d'un Vergès qui ne connaissait rien ni aux sociétés ni aux langues de la
zone !
Jacques Vergès « entre en marronnage » au
printemps 1970 pour ne réapparaître, aussi soudainement qu’il avait disparu,
fin 1978. Il n’a jamais voulu dire où il était allé ni ce qu’il avait fait
durant ces huit ans ; en présence de T. Jean-Pierre, il conserve le même
mutisme. Dans de plus récentes déclarations, il n’en dit guère davantage,
lâchant de vagues indications, destinées davantage à alimenter les imaginations
et à maintenir le mystère en détournant l'attention qu’à préciser les
faits :
« Vous
disparaissez mystérieusement de 1970 à 1979. Qu’avez-vous fait ? Où
étiez-vous ? Au Liban, à Moscou ou chez Pol Pot, au Cambodge ?
Pourquoi garder un tel secret ?
Je n’étais pas sur la lune. J’étais avec des amis
qui sont encore vivants, dont certains ont des responsabilités importantes. Les événements que nous avons vécus ensemble sont connus. C’est notre rôle qui ne
l’est pas; non pas réellement le mien qui fut
modeste, mais le leur. Il ne m’appartient pas d’en parler. »
Il répond dans les mêmes termes à Gilles Gaetner (L’Express, 28/02/05), alors qu’il est
engagé dans la promotion de son dernier livre, Rien de ce qui est humain ne m’est étranger; il faut bien relancer
un peu la machine médiatique. Le propos semble tendre des perches : Pol
Pot est mort et cette hypothèse est donc écartée. Il en reste toutefois bien
d’autres…
Savoir où il est allé me paraît toutefois, comme on
l'a vu, bien moins intéressant que de savoir pourquoi il est parti si soudainement et pour si longtemps.
Selon J.
Givet, l'auteur qui le connaît le mieux, J. Vergès a fui pour des raisons très
fortes, probablement des menaces de « gens plus forts que lui ». Pour ce qui est du lieu, la
conclusion de T. Jean-Pierre est essentiellement fondée sur l’analyse de son
livre Agenda (1979),
dont la rédaction daterait de cette période. Selon T. Jean-Pierre, J. Vergès a
vécu alors en Extrême-Orient, ce qui est d’ailleurs la supposition la plus
courante, mais la moins fondée. C’était déjà, en 1980, l’avis de Régis Debray
qui a oublié l’avoir dit; B. Violet, qui cite ce dernier détail, recense et
évalue, après d’autres, les principales hypothèses : Chine, Liban, Cuba,
Cambodge, Viet-Nam, etc. (2000 : 182-184). J. Vergès le confirme en
parlant de "l'Est", mais peu importe après tout car ce n'est sans
doute pas vrai !
Ce qui
paraît sûr, en revanche, est que Jacques, à la différence de son frère Paul,
n’a pas volontairement choisi de disparaître. Il y a été contraint par une menace précise et très forte. Il en convient
d’ailleurs, en répondant à T. Jean-Pierre qui s’étonne qu’il n’ait pas
« donné de nouvelles à ses proches » : « Lorsque quelqu’un est
recherché, ce sont ses proches qui sont surveillés. J’avais donc deux
bonnes raisons de ne donner aucune nouvelle : je ne voulais pas que ceux
que j’aime soient inquiétés et je ne pouvais prendre le risque d’être
localisé. » (2000 : 192).
Les
ennemis de J. Vergès sont si nombreux et si divers que l’on n’a que l’embarras
du choix. Le plus simple est de suivre sur ce point, par élimination, T.
Jean-Pierre qui évoque quelques ennemis possibles et surtout B. Violet qui fait
la revue de détail des menaces envisageables :
- L’OAS ? Il en a été l’une des cibles (d’ailleurs
ratées car ces agents secrets dont il la cible sont, on le verra, tous plus
nuls et maladroits les uns que les autres) ; c’est peu plausible, car la guerre
d’Algérie est finie depuis huit ans et la page tournée ;
- Le FLN à cause de l’affaire du "trésor"
de guerre dans laquelle, selon T. Jean-Pierre, il « n’est absolument pour
rien »? Toutefois, cet auteur a tendance à voir en J. Vergès une sorte
d’agneau… qui, en outre, « n’est pas un homme riche », ce dont on
peut douter, comme on vient de le voir ; on peut avoir de l’argent et être
contraint de le cacher, en particulier du fait des conditions spéciales dans
lesquelles on l’a acquis ; J. Vergès vit en Algérie depuis 7 ans avec sa
famille et le "trésor du FLN" est devenu, comme on l'a vu, une
affaire algéro-algérienne. L'hypothèse n'est donc pas vraisemblable.
- Le Mossad, en raison de ses liens avec les
Palestiniens et de la publication en 1969 de Pour les Fidayins aux Editions de minuit ? On peut
en douter car le Mossad est, en général, plus discret, plus expéditif et
surtout moins maladroit.
- Les liens de J. Vergès avec l’affaire Tshombé où
des milliards sont en jeu ?
Cette dernière piste est, à mon sens, la plus vraisemblable
donc la plus intéressante et, à coup sûr, la plus complexe. T. Jean-Pierre,
quant à lui, écarte cette hypothèse avec un argument qui laisse sans voix et
qui étonne sous la plume d’un ancien juge : « Tue-t-on pour de
l’argent ? » (Je donne la référence pour que le lecteur, s’il est
aussi stupéfait que moi, puisse vérifier, page 196 !). Il ne manque en
effet pas de crimes dont le mobile est l’argent, sous toutes les latitudes et
sous les formes les plus diverses. Fecit
cui prodest disait déjà l’adage latin ; en français « A qui profite le
crime ? ».
Les menaces consécutives et liées à l’affaire
Tshombé sont les plus envisageables, sur le plan chronologique comme pour ce
qui concerne les mobiles. B. Violet fait une étude très détaillée des
événements qui précèdent et suivent la mort de Moïse Tshombé, enlevé dans des
conditions rocambolesques le 30 juin 1967 comme on l'a vu. Le personnage attire
tous les escrocs (car il a fui avec une immense fortune) mais aussi tous les
services secrets. Tshombé est, en effet, très impliqué dans la décolonisation
du Congo belge, objet de toutes les convoitises, et il est surtout une menace
pour Mobutu, élément central dans l’affrontement entre les blocs soviétique et
occidental en Afrique. On ne peut entrer dans le détail d’une intrigue si
complexe qu’il ne faut pas moins de dix pages à B. Violet pour en faire
l’exposé, sans d’ailleurs parvenir à une conclusion nette (2000 :
184-194). Nous reviendrons sur l’étrange quatuor Vergès-Lumumba-Tshombé-Mobutu.
En tout cas, J. Vergès mis en cause, dans des articles comme dans des ouvrages,
n’a jamais réagi sur le plan judiciaire, ce qui, dans son
cas, mérite d’être noté.
Moïse Tshombé meurt fort opportunément en prison en
Algérie, le 1er juillet 1969, dans des conditions un peu suspectes,
mais cette mort arrange beaucoup de gens. Dès son enlèvement (en 1967), le
prisonnier posait, en effet, bien des problèmes. De façon inattendue, le nom de
J. Vergès était apparu d'emblée, comme on l'a vu, dans cette affaire. Inscrit
au barreau d’Alger, il est curieusement le premier à être sollicité par la
famille Tshombé qui veut surtout empêcher l’extradition vers le Zaïre qu'exige
Mobutu. J. Vergès, rapidement remplacé dans cette fonction officielle de
défense, serait resté néanmoins, resté, on ne sait trop pourquoi et à quel prix,
« le conseil local de la famille » (B. Violet, 2000 : 188).
Moïse Tschombé a-t-il été supprimé ? Sa mort
arrangerait la plupart des protagonistes et beaucoup pensent à un assassinat.
Ses proches avaient donc formé le projet de le faire évader avec l'aide de ... J.
Vergès ; selon des témoignages que cite B. Violet, ce dernier aurait pu
recevoir « plusieurs millions de francs belges » pour intervenir
auprès de ses « amis » algériens dans ce projet d’évasion que la mort
du prisonnier va rendre inutile.
Dernière hypothèse et non la moindre. Mobutu lui-même
aurait versé à J. Vergès « de 5 à 7,5 millions de francs belges [ plus ou moins 150.000 euros] »
pour faire empoisonner Tshombé dans sa prison (B. Violet, 2000 : 193).
Allez savoir et, de toute façon, encaisser de l’un n’empêche pas d'encaisser
aussi de l’autre!
On ne prête qu’aux riches! Si l’on ne s’arrête pas
à la réflexion, aussi naïve qu’inattendue, de T. Jean-Pierre
(« Tue-t-on pour de l’argent ? »), la famille et le clan
Tshombé semblent avoir eu quelques raisons fortes d’en vouloir à J. Vergès. J.
Givet, un de ses bons amis à l’époque, s’étonne toutefois de le voir décidé,
lui "l'anticolonialiste", à défendre Tshombé (l'assassin de Lumumba
!) et note à ce propos : « Comme je manifestais un certain
étonnement, il me confia non sans franchise qu’il s’agissait surtout pour lui
de « plumer la famille » (1986 : 25-26). J. Givet est un témoin
fiable ; le propos rapporté, précis car cité entre guillemets, n’étonne pas
dans la bouche de J. Vergès, qui aurait même pu ajouter, cerise sur le gâteau
congolais, qu’en "plumant" les Tshombé, il vengeait Lumumba !
Dans les diverses hypothèses évoquées, les
héritiers et les proches de M. Tshombé avaient, dans tous les cas de figures,
des raisons très fortes et très récentes d’en vouloir à l’avocat et, faute de
pouvoir récupérer leur argent (perspective inenvisageable vu la nature secrète
des transactions), de le faire tuer. En Afrique, à la fin des années 60 (et
hélas après !), on en a vu bien d’autres et J. Vergès avait donc quelques
motifs de craindre sérieusement pour sa vie. Tshombé lui-même, de son vivant,
ne s’était jamais embarrassé de scrupules en la matière. La date du début du "marronnage"
(1970), quelques mois seulement après la mort de Tshombé (juste le temps de
constater qu’on ne peut pas espérer récupérer l’argent) plaide aussi fortement en
faveur de cette hypothèse.
En tout cas, quelle que soit l’origine de la
menace, J. Vergès avait sans doute, lui, de très bonnes et très puissantes
raisons de la prendre au sérieux et de disparaître, comme le suppose J. Givet,
qui en sait sans doute plus qu’il n’en dit sur la question.
Les conditions de son départ (il cache même sa
destination qui serait, à l'en croire, Alicante !), sans la moindre explication
et sans prévenir sa femme, le prouvent. Dans "Jacques Vergès et l’argent",
on a vu qu’à son retour, il n’était pas si pauvre qu’il le disait et que T.
Jean-Pierre ne le donne à croire, loin de là. Si l’on connaissait l’origine de
ce magot, dont une partie semble réapparaître à son retour en 1978, on saurait
sans doute du même coup qui il avait lieu de craindre.
Je rejoindrai personnellement volontiers dans sa
conclusion J. Givet qui, pour avoir bien connu J. Vergès et avoir été très lié,
un moment, avec lui, en trace le portrait le plus pénétrant : « Le
mystère le plus épais selon moi n’est pas que l’on ne puisse savoir où il a
séjourné, mais qu’il ait pu, où que ce fût, demeurer si longtemps incognito et
silencieux, lui qui aime tant se montrer, parler et faire parler de lui. Sans
doute des raisons très fortes l’ont-elles contraint à étouffer ses penchants
naturels. Ou des gens plus forts que lui (oui, cela existe,
j’en ai rencontrés). » (1986 : 34).
On s'interroge, beaucoup trop à mon sens, sur le
lieu où était J. Vergès, entre 1970 et 1978. A mon avis, il était probablement tout
simplement à Paris. On se cache mieux dans la foule d'une grande ville (et pour
J. Vergès, dans le 13ème !) que dans un désert ou un village où ne se terrent
que les sots dont la présence est aussitôt remarquée! Il reconnaît d'ailleurs lui
même être "revenu" en France et j'incline à croire qu'il n'en est
jamais vraiment parti ! Cette hypothèse est d'autant plus plausible que non
seulement elle est vraisemblable (seul un imbécile hésite à se cacher dans la
foule et J. Vergès est tout sauf un imbécile!), mais que tout indique, comme on
l'a vu, qu'il reste en contact avec les siens, ce qui n'est pas évident du fond
de l'Asie où nul n'avait que faire de sa présence.
Un mensonge de plus dans une série déjà bien longue
!
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