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lundi 26 mai 2014

Sur l'avenir de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) (N° 2)

Je poursuis ici la lecture commentée du texte de Matematika publié dans Mediapart du 20 mai 2014 « Sur l'avenir de l'enseignement supérieur et de la recherche en France ».
Rappel de la partie de ce texte en cause dans la suite : « Les chercheurs du secteur public devaient abandonner une grande partie de leur recherche académique pour s'intéresser à des enjeux sociétaux ou industriels »
Il est clair qu'il n'y a pas de contradiction fondamentale entre la recherche académique et les applications qui peuvent en résulter et donc des « enjeux industriels » ; la liste des exemples d'application industrielle de découvertes académiques serait trop longue pour que je tente ici d'en établir le simple début ; l'auteur poursuit : « À terme les universités devaient devenir des centres de coûts et de profits et augmenter les droits d'inscription au risque de pénaliser une population étudiante déjà massivement atteinte par la précarité ».
On mélange ici des questions très différentes : on ne voit pas pourquoi un Etat qui consacre des milliards à faire fonctionner un système de recherche étatique (le CNRS qui est, en fait, sans grand rapport avec l’université) devrait s'interdire d’en tirer profit pour y faire conduire des recherches qu’il juge urgentes et prioritaires ? Aux Etats Unis, des profits importants peuvent résulter, pour les universités, (les Américains ont la chance de ne pas avoir  de CNRS !) de découvertes, de contrats et de brevets déposés par les universités elles-mêmes, qu’elles soient d’Etat ou privées. D'autre part, l'augmentation des droits d'inscription n'est en rien liée à une modification de l'orientation des recherches universitaires bien au contraire puisque, en tout état de cause, l'État français prend en charge de façon quasi totale le fonctionnement des universités et que les droits d'inscription sont des plus symboliques, ce qui est à peu près l’exception française, sur laquelle je reviendrai.
Il y a d'ailleurs là une contradiction voire une aberration fondamentale qui résulte de la copie servile du modèle soviétique, archaïque et inadapté, qui demeure celui de nos établissements publics scientifiques et techniques (EPST). Dans le système soviétique de l'URSS, sans entrer dans le détail, il était bien évident que les chercheurs s'inscrivaient, tous et inévitablement, dans les programmes de recherche définis par l'État et qu'il aurait été fort risqué pour eux de prétendre se comporter autrement. C’était le passage assuré et direct de l’Académie au goulag ! C'est donc en fait l'État qui définissait, de façon exclusive, totale et absolue, les programmes  de recherche des chercheurs, même s’ils étaient absurdes (ce n’est pas par hasard que j’ai mis Lyssenko et Staline  sur la couverture de mon livre) !
Il n'en est rien évidemment dans le CNRS français ou dans l'ex-ORSTOM (devenu IRD) qui sont les deux EPST que je connais le mieux et où je prends, de ce fait, la plupart de mes exemples. En effet, il est rigoureusement et totalement impossible d'obliger un spécialiste des papillons de la Nouvelle-Calédonie  à travailler sur ceux de la Guyane puisqu'il a été recruté sur la base d’une thèse sur les lépidoptères calédoniens,  s’il ne souhaite pas changer de terrain. Je connais de nombreux cas de chercheurs qui sont restés dans une quasi-inactivité, durant des périodes plus ou moins longues, parce qu'ils n’entendaient, en aucune façon, changer de domaine de recherche.
J’ai souvent discuté de ces questions avec un chercheur de l’INSERM (autre EPST), au moment où commençaient les travaux sur le sida dans le milieu des  années 80 ; je lui demandais comment il se faisait qu'aucune équipe de l’INSERM ne se consacrait aux recherches sur les traitements ou les vaccins de cette nouvelle maladie. Il me répondait bien entendu, comme on peut le deviner, qu'il était impossible à l’INSERM d'obliger qui que ce soit en quoi que ce soit à travailler sur ce domaine s'il ne souhaitait pas !
On peut donc se demander quelle est la logique d'une réforme de mise en place d'un organisme comme l'« Agence Nationale de la Recherche » (ANR) qui fait, par appel d’offres, des propositions de sujets ou de programmes de recherches, sans avoir le moindre moyen d'imposer aux chercheurs payés par l'État, qui pourraient s’engager dans de tels programmes, de le faire. Certes ils pourraient le  faire, mais rien ne les y oblige et pourquoi le feraient-ils ? Rien n'oblige un chercheur à faire autre chose que ce qu'il fait dans le domaine qui lui convient et sous  la forme et au rythme qui lui conviennent. Il lui suffit d’avoir une modeste activité scientifique qui lui permette d'élaborer son rapport de recherche personnelle pour qu'il puisse couler des jours paisibles, sans la moindre observation et sans la moindre obligation d'une autre nature jusqu'à sa retraite.
On touche là à ce qu'on pourrait appeler la « lâcheté » de l'administration française dont on voit de multiples exemples tous les jours et dans tous les domaines. C’est surtout là ce qui rend toute réforme un peu forte impossible ! Faute de pouvoir réformer réellement le CNRS ou mieux encore de le supprimer, puisque sa structure est devenue totalement inadéquate. On essaye, lâchement, de l'étrangler sournoisement, d’abord en réduisant de façon forte les promotions de DR, en donnant des primes pour le passage à l’université, en créant ensuite un organisme comme l’ANR (qui propose sous forme d'appel d'offres des projets de recherche qu’on est incapable d’imposer !) ou encore comme l’AERES chargée de l’évaluation,  qu’on feint de substituer à l’auto-évaluation traditionnelle de règle au CNRS comme à l’université. Il suffit de voir, pour s’en convaincre, le fonctionnement de l’AERES et la composition de ses instances comme de ses jurys.
Les quelques rapports que j'ai eu l'occasion de lire sur des universités que je connaissais m’ont paru profondément comiques,  témoignant à l'évidence d'une totale ignorance des réalités de ces établissements. La chose n'est pas pour surprendre d'ailleurs, puisque on ne peut guère demander à des instances composées elles-mêmes d'enseignants-chercheurs d'autres universités de se montrer sévère ou même simplement sérieux dans le jugement (« signé » car les évaluations ne sont même pas anonymées comme dans le moindre comité de lecture) des activités de leurs collègues, qui ne manqueraient pas de procéder de la même façon le jour où inévitablement cette situation serait inversée. Ce n'est évidemment pas, en passant un jour ou deux au mieux, dans un autre établissement, qu'on est en mesure de porter un jugement autorisé sur son activité.
Poursuivons la lecture du texte en cause :
« Pour faire accepter le changement, il faut en faire accepter les outils. Ainsi apparurent de nouveaux outils de transformation de l'organisation de l’ESR français. Citons les plus marquants que sont :
  1. Les primes des enseignants-chercheurs [… ] Ces primes étaient de trois ordres : administration, enseignement et recherche
  2. La recherche par projets avec un budget contingenté. »
3. Je n'ai pas trouvé de trois dans le texte mais peu importe.
Pour ce qui concerne les primes, les primes d'administration ont existé bien plus tôt encore (en particulier pour les présidents d'université mais elles étaient au tout début totalement dérisoires et ont très sensiblement augmenté dans la suite).
La principale réforme pour la recherche fut effectivement celle des primes dites « d’encadrement doctoral et de recherche » qui ne concernaient que les professeurs et étaient en nombre limité, sur décision d’une commission ad hoc. En fait, dès le départ, une réforme indispensable aurait été de limiter de façon drastique le nombre de thèses que pouvait diriger un professeur, alors que des professeurs parisiens « dirigeaient » parfois une centaine de thèses (j’ai connu un record à 142 !). La limitation du nombre de thèses dirigées est un élément qui n'est survenu que beaucoup plus tard, alors qu'il était pourtant sans doute la réforme la plus facile à mettre en œuvre et la plus raisonnable. De toute façon, même à son taux maximum (variable selon le grade), ces primes demeuraient modestes, et, dans bien des cas, on a pu se demander de quelle façon fonctionnait la commission chargée leur attribution. Par prudence et pour prévenir les commentaires injurieux prévisibles, je signale que, pour ce qui me concerne, j'ai toujours bénéficié de cette prime d'encadrement doctoral et de recherche ; il y a donc nulle acrimonie dans mon propos.
Pour le point de la recherche par appel d’offres sur projets, le système abracadabrant de l’ANR ne tient qu’à ce qu’il est impossible, on m'a vu, de contraindre quelque chercheur ou enseignant-chercheur que ce soit à s'engager dans quelque projet que ce soit. Si ce système fonctionne à peu près partout dans le monde, c’est que nulle part les chercheurs sont des fonctionnaires innamovibles et qu’ils ont à peu près partout des statuts contractuels.
Ces appels d’offres de recherche par projets ont existé bien avant l’ANR d'ailleurs, le cadre même du CNRS, mais il est évident que les procédures étaient très souvent biaisées. En général, lorsqu'un projet faisait l'objet d'un appel d'offres, l'équipe retenue à son terme avait été constituée et choisie bien avant la publication de l'appel d'offres ! Les jeux étaient le plus souvent faits à l'avance !
Sur ce point également, je pourrais donner des exemples très précis qui montreraient le fonctionnement de cette procédure. Je n’ai pas à insister sur ce point puisque le texte de Matematika que je commente le dit d'une façon tout à fait claire :
« Ceux qui participaient aux jurys étaient bien placés pour faire accepter les leurs ou ceux de leurs « amis » »
Le texte poursuit non sans cruauté :
« Sans oublier que, dans le domaine de la recherche publique, les évaluateurs sont aussi les employés du même employeur ».
Voilà qui est dit avec plus d'élégance et de force que je ne saurais le faire !
 À suivre.

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