En conclusion à cette courte série de billets sur les activités ubuesques et les comptes d’apothicaires démographes de l’ODSEF québécois, je pense utile de revenir sur une question, essentielle en Afrique francophone, tant pour le dénombrement des francophones que, plus encore, pour la diffusion de la langue française dans le Sud. Il s’agit du niveau de compétence minimal qui permet de définir un locuteur comme « francophone » et non comme « francophonoïde » ou, pire encore, « franco-aphone ». A cette fin, je me bornerai à reproduire ici un texte (« L’évaluation des compétences dans une politique de diffusion du français ») que j’ai écrit il y a une bonne vingtaine d’années, mais sur le contenu duquel, comme Julio Iglesias, « Je n’ai pas changé ! ».
« Notre entreprise avait un objectif plus lointain qui avait été posé par des travaux antérieurs (R. Chaudenson et al., L’école du Sud, Paris, Didier Erudition, 1992) et qui apparaissait, en filigrane, dès le stade initial du projet[1] (1996, p. 4 et 13). Définir un seuil minimal de compétence en français qui permette de reconnaître à un sujet la qualité de francophone, c’est aussi, corollairement définir ce que devraient être les objectifs minimaux de la pédagogie du français dans l’espace francophone du Sud où le français, quoique langue officielle en général, est toujours langue seconde. Doit-on, dans le Sud, perpétuer la fiction de « Tout le français à tout le monde » grâce à une scolarisation totale et généralisée (c’était, au fond, les objectifs définis à Addis-Abeba en 1961 comme, trente ans plus tard, à Jomtien en 1990) ou doit-on s’orienter vers une politique réaliste en se fixant en matière de pédagogie du français des objectifs plus modestes mais plus raisonnables et en visant à faire acquérir effectivement la compétence minimale que nous définissons par le SMIC [2](Seuil Minimal Individuel de Compétence) francophone ?
Nous défendons ce point de vue et nous l’avons proposé dès le début du programme LAFDEF (1988) ; il a été exposé, en particulier, dans l’Ecole du Sud (1992). Une évolution en ce sens s’est peu à peu manifestée dans les instances officielles. Pour ne pas remonter trop loin en arrière, la Conférence Mondiale sur l’Education pour tous, tenue à Jomtien en 1990, définissait ainsi « l’éducation de base » : « L’éducation de base est celle qui fait acquérir à l’individu dans un contexte historique, social et linguistique déterminé, un minimum de connaissances, d’aptitudes et d’attitudes lui permettant de comprendre son environnement, d’interagir avec lui, de poursuivre son éducation et sa formation au sein de la société et de participer plus activement au développement économique, social et culturel de celle-ci ».
J’ai souligné dans ce texte les éléments qui montrent que les objectifs que nous proposons sont, au plan de la pédagogie et de la diffusion du français, la stricte et vraie application des recommandations de Jomtien, où ces aspects sont omis au profit de discours généralistes. Fort opportunément, ces idées ont été reprises et précisées pour l’espace francophone dans deux documents de réflexion et d’orientation importants produits par la CONFEMEN : le Programme Minimum Commun de français langue seconde pour l’école élémentaire (1994) et L’éducation de base : vers une nouvelle école (1995). L’articulation entre les deux documents est tout à fait claire ; pour reprendre les termes de Jomtien, on ne peut songer à assurer la transmission des messages et l’efficacité des apprentissages qui forment l’éducation de base si l’on ne dispose pas d’un code linguistique qui assure la permanence et l’efficacité de la communication entre l’enseignant et l’élève. Cette nécessité absolue se retrouve dans bien d’autres domaines tout à fait essentiels dans les pays en développement comme la vulgarisation agricole (cf. R. Chaudenson, chapitre « Francophonie, formation et vulgarisation » in 1989, Vers une révolution francophone ?, 1989, pp.167-189 ou R. Chaudenson, « Vulgarisation et développement rural dans les Etats du Sud : un problème de communication » in Langues et civilisations africaines. ACCT, 1991, pp. 19-41) ou comme l’éducation pour la santé (cf. R. Chaudenson et M. Slodzian (éd.), Comprendre pour communiquer et soigner : langues, informatique et santé oculaire en Afrique, Didier Erudition, 1994).
Toutefois, pour le moment, les prises de position de la CONFEMEN ne se traduisent en rien dans les faits ; les programmes de français des Etats africains sont en total décalage par rapport au « Programme Minimum Commun de français langue seconde » qui, comme on l’a vu, est tout à fait proche de notre SMIC francophone. Contre tout bon sens, les exigences en matière de français demeurent bien plus fortes dans les Etats africains pour des enfants de pays où le français est langue seconde que pour les écoliers français dont le français est la langue maternelle (cf. R. Chaudenson, Rapport sur la refonte des curricula en Afrique préparé dans le cadre du CIRELFA pour la Direction Générale de l’Education et de la Formation de l’Agence de la Francophonie, novembre 1996).
Toutefois, une réflexion et, espérons-le, une évolution s’engagent[3]. L’Agence de la Francophonie[4] a tenu à Bordeaux en février 1997 une importante réunion sur ce thème où se trouvaient représentés la plupart des Etats du Sud ; l’AUPELF-UREF[5] a mis sur pied ses Assises régionales sur l’enseignement du et en français ; elles doivent conduire à des propositions qui seront formulées lors des Assises Générales et dont on voit mal comment elles pourraient ignorer cet aspect essentiel du problème.
Si l’on fait le choix du français comme langue d’enseignement, ce qui paraît être, pour le moment, l’option politique de la quasi-totalité des Etats francophones du Sud et même si demeure posé le problème de la place des langues nationales, il faut inévitablement et de façon urgente adapter la pédagogie du médium de l’enseignement (le français) aux réalités des situations linguistiques comme à celles de l’enseignement de base ; on doit donc soulever, de façon prioritaire, deux problèmes essentiel et urgents :
- la révision à la baisse des objectifs pédagogiques en matière de langue française de façon à les rendre réalisables,
- la mise sur pied de systèmes complémentaires ou supplémentaires de diffusion du français.
C’est le sens de la communication que j’ai faite aux Assises régionales de Dakar sur « l’enseignement du et en français » organisées à Dakar en juin 1997 par l’AUPELF-UREF. Son titre « La langue française en Afrique : enseignement et/ou diffusion » nécessite quelques commentaires qu’on peut faire sans rhétorique ni discours inutiles sous la forme de quelques constats simples et presque unanimes (j’ajoute presque par prudence et pour éviter des contestations oiseuses) :
- l’école a en Afrique le quasi-monopole de la diffusion du français ; cette affirmation a été contestée à Dakar, mais on ne peut guère proposer comme solution alternative sérieuse à l’école publique l’Alliance française, quels que soient ses mérites dans la mesure où ses effectifs, là où elle existe d’une part et où elle fonctionne bien de l’autre, sont sans commune mesure avec la taille des populations scolarisées et à scolariser.
- l ’école africaine, en dépit des investissements énormes et des efforts de tous, fonctionne mal et, pourrait-on dire, de l’avis général, de plus en plus mal ( cf. mon article : R. Chaudenson, « La politique francophone : y-a-t-il un pilote dans l’avion? » où un développement est consacré aux « années blanches de l’Afrique noire » in M. Gontard et M. Bray (éds.), Regards sur la francophonie, 1996).
- L’enseignement du français ne peut que subir les conséquences de cette dégradation et cela d’autant que, contre tout bon sens, ses objectifs en matière de compétence linguistique sont toujours très supérieurs à ceux qu’on propose, en France, pour les élèves dont le français est la langue maternelle. La diffusion du français par ce canal est donc, de ce fait, de plus en plus mauvaise. J’invoquerai d’autres témoignages que le mien (je passe pour pessimiste alors que mes efforts depuis 10 ans[6], demeurés à peu près vains, me paraissent au contraire témoigner de ma part d’un optimisme quasi incurable !).
On peut en effet songer à m’opposer les évaluations scolaires (auto-évaluations ou expertises d’organismes spécialisés du Nord) ; elles me paraissent souvent très contestablespour des raisons évidentes que je ne détaillerai pas ici. Je me référerai en revanche à l’excellente étude faite tout récemment aux Comores par l’IFERE qui a eu la bonne idée de faire passer aux élèves (CM2, troisième et terminale) des tests de compétences linguistiques qui reposaient, non sur les exercices scolaires traditionnels mais sur des textes liés à des situations de la vie courante. Pour les élèves de CM2 qui, on le devine, m’intéressent particulièrement puisque ces élèves sont censés avoir atteint le niveau du SMIC francophone, il s’agissait de lire et de comprendre des textes comme la notice d’emploi d’un médicament ou d’un produit de consommation courante ou comme une recette de cuisine. Sans entrer dans le détail de ce remarquable travail, je n’en retiens que la première des conclusions générales : « Les performances enregistrées dans la langue d’enseignement sont faibles » (Document PASECOM, IFERE, 1997, p.10). Comment des élèves qui, pour la plupart, ne parviennent pas à comprendre la recette des gâteaux à la noix de coco peuvent-ils assimiler les notions complexes qu’on leur propose en mathématiques ou en géographie ? Questions subsidiaires : Quelle infinie patience faut-il aux maîtres comme aux élèves de telles classes, des années durant, pour s’accommoder de situations où les seconds ne comprennent que peu et mal la langue dont usent les premiers ? Quels résultats peut-on espérer, même pour une éducation de base, dans pareil contexte de communication pédagogique ?
La réforme des programmes de français et l’enseignement du français langue seconde constituent, dans la refonte des curricula, la priorité des priorités. J’ai défendu ce point de vue à Bordeaux en février 1997 (Agence de la francophonie) et j’ai eu la surprise de ne pas être unanimement suivi ; il est vrai que le désaccord venait principalement d’un participant du Nord dont le point de vue était exclusivement techniciste et qui ne semblait pas percevoir l’importance de la question du médium éducatif dans des contextes où il est peu ou mal maîtrisé par la plupart des élèves. Ce différent relève assurément de l’anecdote ; il souligne toutefois chez les « spécialistes » de l’éducation (Banque Mondiale, IREDU, etc.) une occultation permanente, volontaire ou non, de ce problème pourtant fondamental (Pour plus de détails et en particulier, sur ce point précis, une critique du rapport de la Banque Mondiale de 1988, L’éducation en Afrique subsaharienne, cf. R. Chaudenson, 1989.Vers une révolution francophone? 1989, pp. 146-157).
Pour conclure sur cet aspect, on peut regretter que dans le document essentiel sur l’éducation de base, le tableau où la CONFEMEN synthétise les caractères de la « nouvelle école de base », définie comme « un projet ambitieux, exigeant et réaliste » (1995, p. 31) soit trop peu précis (voire muet !) sur la question de l’apprentissage du médium éducatif. Parmi les « compétences » traduites en terme de « curricula », on trouve les « contenus », les « rythmes », la « pédagogie », les « objectifs intermédiaires », « l’évaluation et certification », mais on ne voit évoquée nulle part la question, pourtant fondamentale, de l’apprentissage du français et de la compétence des élèves dans ce médium d’enseignement. Ce point commande pourtant toute stratégie d’acquisition. Comme se plaisait à le dire Talleyrand « Ce qui va sans dire va encore mieux en le disant »!
La dégradation de l’enseignement du français doit conduire à définir des stratégies et des modes de diffusion de la langue française complémentaires à l’école et qui puissent la remplacer pour les populations, de plus en plus nombreuses, qu’elle exclut (les filles en particulier) ou qu’elle laisse au bord du chemin (victimes de la déperdition scolaire).
Si l’on souhaite ne pas accroître les coûts et gérer au mieux les multilinguismes régionaux comme les plurilinguismes nationaux (coexistence dans le même espace du français et des langues nationales), ce mode de diffusion du français ne peut être qu’audio-visuel. On le sait depuis quarante ans, mais les progrès techniques et la diffusion des outils audio-visuels sont tels (comme l’a bien montré l’excellente intervention de Maktar Silla, Directeur de TV5 Afrique, aux Assises de Dakar en juin 1997) qu’on a peine à croire que toutes les déclarations de principe qu’on entend à ce sujet ne soient pas encore suivies d’effet.
Les dispositifs audio-visuels français et francophones actuels ne répondent en aucune façon aux nécessités d’une diffusion audio-visuelle du français en vue de son apprentissage ; je devrais dire « presque en aucune façon » pour éviter, ici aussi, des discussions tatillonnes aux marges du problème, ce qui est bien sûr la meilleure façon de noyer le poisson ! J’avais fait en ce sens, au Colloque qui marquait le 25ème anniversaire de l’ACCT, des propositions pour la création d’un dispositif audio-visuel universel de diffusion de la langue française. On m’a fort poliment écouté puis, très vite, on est passé à autre chose. (On trouvera ce texte, qui, apparemment, n’a jamais été publié, à la fin du présent ouvrage). Le Sommet de Cotonou (1995) avait inscrit une résolution qui paraissait aller dans ce sens ; près de deux ans ont passé et l’intention me semble avoir été vidée de son sens. Il va sans doute en sortir un nouveau magazine sur TV5. Nul doute que la face linguistique du monde francophone s’en trouve changée !
[1] Il s’agit du projet LAFDEF (« Langues africaines, français et développement dans l’espace francophone du Sud » que j’avais présenté à la Sous-Direction de la recherche du ministère français de la coopération et du développement qui l’a en grande partie financé. Il s’est déroulé entre 1988 et 1994, comme je l’ai montré dans les billets précédents.
[2] J’ai déjà évoqué le goût qu’on a, en Afrique, pour les détournements de sigles, à commencer par le fameux SIDA, « Syndrome Inventé pour Décourager les Amoureux » !
[3] Il n’en a évidemment rien été et on continue à exiger d’un élève de fin de primaire camerounais les règles d’accord des verbes pronominaux réfléchis qu’ignorent 95 Français sur cent !
[4] Devenue depuis l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).
[5] Devenue depuis Agence Universitaire de la Francophonie, (AUF), au sein même de l’OIF.
[6] En fait désormais 25 !
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