Je ne
parlerai ici que du début de la première partie (pages 11- 63) de La langue française 2010, car il suffit
largement à faire apparaître les choix et les points de vue des
« démolinguistes [1]»
de l’ODSEF, auteurs de la prétendue « méthodologie », du choix des
« études consultées » (dont celle de la TNS-Sofres, pp. 53-61) et de
quelques articles[2].
Faute de
place, quelques détails amusants seulement. Curieusement le volume en cause
s’ouvre sur un « erratum » inattendu du planisphère en couleurs placé
au tout début de la première partie, où est présentée la « population
francophone dans les pays de l’OIF ». Comme aux « jeu des sept
erreurs » ou du chat caché dans les arbres de mon enfance, j’ai cherché,
longtemps et partout sur cette carte « corrigée », les erreurs
rectifiées de la première version. J’ai cru d’abord trouver les erreurs à Saõ
Tome et Principe, à Maurice, aux Seychelles et à Mayotte où l’on
indiquait, contre toute vraisemblance,
plus de 60% de francophones ! Pas du tout, les données sont les
mêmes dans l’erratum que dans la version originale! Certes, partout, les
pourcentages de francophones étaient très exagérés (de 36 à 60% en Haïti et en Afrique Centrale
(RDC, Gabon, Congo !!!) … mais ils le sont encore sur la carte corrigée où
on a des données identiques ! Donc chou blanc là aussi ! En fait, j’ai
fini par comprendre que l’erreur ne concernait que le seul Québec dont on avait
simplement mal dessiné la carte !Les géographes de la Belle Province sont
plus sérieux que les démographes de l’ODSEF.
Grâce à cet ODSEF,
toutefois, et à la si remarquable enquête TNS-Sofres qu’il cite en détails,
j’ai renouvelé totalement l’idée que je me faisais de la francophonie concrète
dans quelques grandes villes d’Afrique. Ainsi ai-je fait plusieurs découvertes,
aussi majeures qu’inattendues : « À Libreville, le français est parlé
par la quasi-totalité des individus (99%) et il en est de même à Douala …
» (2010 : 63) ; sur Kinshasa : « Plus de la moitié des
Kinois atteignent le niveau de francophonie maîtrisée, résultat meilleur qu’à
Libreville (ibidem) ». Puisque
99% des habitants de Libreville parlent français, à Kinshasa on crève forcément
le plafond de la francophonie, alors qu’on nous dit que Douala « atteint
le niveau de francophonie global le plus élevé (85%) » ! Allez
comprendre puisqu’on a trouvé 99% à Libreville ! À l’ODSEF, on ne connaît
pas très bien l’Afrique c’est sûr, mais en outre et c’est plus fâcheux pour des
démographes, de toute évidence, on ne sait pas très bien compter !
En tout cas,
A. Diouf, actuel Secrétaire général de l’OIF mais aussi et d’abord ancien
Président du Sénégal, a dû tomber de sa chaise en lisant (2010 : 56-57),
avec graphiques à l’appui, que la « connaissance de la langue
française » est bien supérieure à Kinshasa qu’à Dakar ! Peut-être
a-t-il jugé bon d’en plaisanter en terminant la préface qu’il a signée
(2010 : page 3) quand il affirme que cette « promenade »,
(surtout africaine), « sera une source vive d’étonnement ». C’est le
moins qu’on puisse dire et on ne saurait être plus nuancé ou plus ironique
!
Laissons ces
incohérences et ces balivernes, même si elles ont clairement joué un rôle
central dans le débat sur l’avenir de la francophonie et l’intérêt suscité
désormais dans ce que l'on pourrait
appeler la « filière économique », habituellement peu préoccupée par
les problèmes linguistiques.
Jacques Attali, ancien dirigeant de la BERD (Banque
européenne pour la reconstruction et le développement) et actuel président de
« PlaNet Finance », toujours à la recherche d’expertises ou de rapports, porteurs non
seulement de contrats mais aussi de publicité, a flairé la bonne affaire !
Il a d’autant plus senti le vent que, dès septembre 2012, il s’était vu confier un rapport sur
« l'économie positive » par le nouveau Président de la République, rapport
qu'il lui a remis un an après. J. Attali s’est trouvé dès lors mis sur les rangs des experts
et des consultants et par un article dans l’Express
(4 mars 2013) a repris les thèmes de
l’OIF.
Il
y écrit « La francophonie est un formidable atout pour l’avenir. Le
français, parlé par 220 millions de personnes, est la cinquième langue au
monde, derrière le chinois, l’anglais, l’espagnol, le hindi [ces chiffres viennent manifestement de l’OIF
– ce qui indique aussi la source du propos général – et sont bien entendu, sinon faux du moins
très discutables, en l’absence de définition de la compétence en français des
individus en cause, comme on l’a vu]. Elle sera dans 40 ans la quatrième,
parlée par près d’un milliard de personnes [Attali, qui entend bien être le mieux disant, y va de son coup de pouce
démographique personnel de quelques centaines millions de locuteurs ! Au
point où on en est ! ], si nous réussissons à maintenir notre
enseignement du français en Afrique et en Asie, ce qui dépend évidemment de la langue de
notre propre enseignement supérieur, en France et sur internet ».
Les discours de l’OIF,
d’Attali et du ministère français des finances sont remarquablement
proches : « La dimension
économique de la francophonie est encore trop mal mesurée [Heureusement, comme dans la chanson, Zorro, c’est-à-dire l’ODSEF, est
arrivé !] et son potentiel d’« échanges, de croissance et d'emploi
mérite une action résolue », alors que le français « est la quatrième
langue la plus parlée au monde et constitue une opportunité majeure pour
l'économie française et ses entreprises », (Communiqué du ministère des
finances).
L’argumentaire est le
même ; le poisson a mordu et le discours a été repris sous des formes
quasi identiques, le lien avec l’OIF se faisant par la préparation de la
thématique du Sommet de Dakar, prévu pour fin 2014. Le ministre de l'Économie Pierre Moscovici a donc confié à Jacques Attali, une « mission sur la dimension économique
de la francophonie. J. Attali devra, dans le cadre de cette mission, faire
une quinzaine de propositions pour « mieux mesurer le poids de la
francophonie dans l'économie mondiale, identifier les secteurs porteurs où la
francophonie est créatrice de valeur et de déterminer les actions à mettre en oeuvre
au bénéfice de l'économie française et de ses entreprises ». Elles
alimenteront notamment « les travaux préparatoires au XVème Sommet de la
Francophonie qui se tiendra à Dakar en novembre prochain", souligne le
même communiqué.
En réalité, bien entendu, si nous en revenons à
notre point de départ et à Natixis, tout indique que cette banque n'a jamais
fait, par elle-même, la moindre recherche sur ces questions. Au plus, elle
s’est fait refiler une pseudo étude par un aigrefin, comme il y en beaucoup, qui
était tombé par hasard sur les données abracadabrantes de l’OBSEF parues en
2010. Cet escroc et/ou Natixis se sont bornés à reprendre, forcément sans les
citer, les données de l’OBSEF, sans doute à travers la publication qu’en a
faite en 2010, « l'observatoire de la langue française » sous la
coordination d’Alexandre Wolf dont ce genre de travail n'est nullement la
spécialité.
J'ai mis un
certain temps à comprendre comment les choses se sont passées. Il semble, en
fait, que si la « filière économique » ignorait les travaux de
l’OBSEF comme les publications sur la francophonie dans le monde ; elle a
dû, en revanche, avoir connaissance des faits relatés et des prévisions folles
qu’on y faisait qui ont été tout aussi follement donné à croire à un marché potentiel.
Natixis en conclut (et c'est le titre même de l'article de septembre 2013
semble-t-il) que « la francophonie [offre]
une opportunité de marché majeur ». Le texte de Natixis n'était nullement
destiné à un vrai public scientifique, mais à de grands groupes de communications
commerciales comme Vivendi et Lagardère et visait en fait à faire la cour à
Bercy. La langue française y est présentée, sans la moindre vérification des
données, « comme une opportunité de marché pour l'industrie des médias français
». Selon C. Gouëset (L’Express ,
26/3/2014) la conclusion de ce texte (que je n’ai pas pu retrouver) était que «
le français pourrait être en 2050 la langue la plus parlée dans le monde devant
l'anglais et le mandarin ». A.Wolff (ibidem),
reprenant ces « éléments de langage », ajoute sa touche personnelle
en disant que « si le processus de scolarisation se poursuit dans les pays
africains et si ce pays continue à enseigner le français aux enfants au cours
des prochaines années, on comptera 715 millions de locuteurs les Français en
2050, soit 8 % de la population mondiale prévue en 2050 (9 milliards ».
LOL/MDR !
Tout devient
donc parfaitement clair.
Les « groupes
de communication industrielle » n'entendent évidemment rien aux réalités
du terrain (encore que le groupe Lagardère connaisse bien, et pour cause, le
marché du livre scolaire africain !) et comptent plus sur la Françafrique
que sur tout le reste ! Pour ce qui concerne la prétendue « progression
fulgurante du français en Afrique à travers les systèmes éducatifs », la
perpétuation et l’extension de systèmes éducatifs réputés excellents et, à
partir de là l’« augmentation prodigieuse du nombre des personnes qui sont
aptes à lire et à écrire le français » (comme on dit à l’ODSEF ; 2010 :
page 52), on ne peut qu’être stupéfait, voire indigné, devant l’absurdité de
tels propos qui détournent de voir les problèmes (que constatent tous les
organismes sérieux, de l’UNESCO à la Banque Mondiale !) et, a fortiori, de
les résoudre. On comprend toutefois mieux,
devant des ignorances et des naïvetés si confondantes, l'état pitoyable de
notre industrie nationale et de notre commerce international comme la
dégradation de la situation de la langue française.
Le plus drôle
dans cette affaire est le rôle qu’y tient Natixis, banque qui résulte du
rapprochement des Caisses d'épargne et des Banques populaires. On comprend
mieux son enthousiasme devant les perspectives illusoires ouvertes par cette
« prétendue » étude, quand on se souvient des pertes colossales faites
par Natixis et comblées par nous, durant la grande crise financière. Voilà qui
devrait pourtant inciter à la méfiance quand cette banque, si clairvoyante,
distingue des opportunités de marché de cette nature pour l'industrie des
médias français ! Il serait urgent que Natixis recrute pour ce futur
marché linguistique et communicationnel Jérôme Kerviel qui se trouve fort
heureusement disponible.
[1] Les « démolinguistes » sont, dans les
sciences humaines et sociales, comme les chauves-souris de la fable. Avec les
démographes, ils sont linguistes (« Je suis oiseau, voyez mes
ailes !») et avec les linguistes, les voilà devenus démographes (« Je
suis souris, vivent les rats ! »).
[2] Il est étrange que, dans un tel ouvrage, les textes
concernant l’Afrique que j’évoque ici ne soient pas signés, sauf parfois, dans
de très discrètes notes ; les « généralités » et la « note
méthodologique » (pp 9-30) sont
anonymes. Sont toutefois signés par R. Marcoux (comme auteur) « Les
populations francophones : passé, présent et perspectives » (
2010 : 45-50) et par le même, comme co-auteur avec Moussa Bougma et
Mamadou Konaté, « Les population francophones a Burkina et au Mali depuis
le milieu des années 1980 » ( 2010 : 50-52). J’ai peine à croire que
ces derniers aient pu écrire sans rire, en conclusion de ce court texte, qu’on
observe dans ces Etats une « augmentation
prodigieuse du nombre des personnes qui sont aptes à lire et à écrire le
français » (2010 : page 52).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire