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samedi 5 avril 2014

Francophonie et fricophonie (N° 3).


Je ne parlerai ici que du début de la première partie (pages 11- 63) de La langue française 2010, car il suffit largement à faire apparaître les choix et les points de vue des « démolinguistes [1]» de l’ODSEF, auteurs de la prétendue « méthodologie », du choix des « études consultées » (dont celle de la TNS-Sofres, pp. 53-61) et de quelques articles[2].
Faute de place, quelques détails amusants seulement. Curieusement le volume en cause s’ouvre sur un « erratum » inattendu du planisphère en couleurs placé au tout début de la première partie, où est présentée la « population francophone dans les pays de l’OIF ». Comme aux « jeu des sept erreurs » ou du chat caché dans les arbres de mon enfance, j’ai cherché, longtemps et partout sur cette carte « corrigée », les erreurs rectifiées de la première version. J’ai cru d’abord trouver les erreurs à Saõ Tome et Principe, à Maurice, aux Seychelles et à Mayotte où l’on indiquait, contre toute vraisemblance,  plus de 60% de francophones ! Pas du tout, les données sont les mêmes dans l’erratum que dans la version originale! Certes, partout, les pourcentages de francophones étaient très exagérés  (de 36 à 60% en Haïti et en Afrique Centrale (RDC, Gabon, Congo !!!) … mais ils le sont encore sur la carte corrigée où on a des données identiques ! Donc chou blanc là aussi ! En fait, j’ai fini par comprendre que l’erreur ne concernait que le seul Québec dont on avait simplement mal dessiné la carte !Les géographes de la Belle Province sont plus sérieux que les démographes de l’ODSEF.
Grâce à cet ODSEF, toutefois, et à la si remarquable enquête TNS-Sofres qu’il cite en détails, j’ai renouvelé totalement l’idée que je me faisais de la francophonie concrète dans quelques grandes villes d’Afrique. Ainsi ai-je fait plusieurs découvertes, aussi majeures qu’inattendues : « À Libreville, le français est parlé par la quasi-totalité des individus (99%) et il en est de même à Douala … » (2010 : 63) ; sur Kinshasa : « Plus de la moitié des Kinois atteignent le niveau de francophonie maîtrisée, résultat meilleur qu’à Libreville (ibidem) ». Puisque 99% des habitants de Libreville parlent français, à Kinshasa on crève forcément le plafond de la francophonie, alors qu’on nous dit que Douala « atteint le niveau de francophonie global le plus élevé (85%) » ! Allez comprendre puisqu’on a trouvé 99% à Libreville ! À l’ODSEF, on ne connaît pas très bien l’Afrique c’est sûr, mais en outre et c’est plus fâcheux pour des démographes, de toute évidence, on ne sait pas très bien compter !
En tout cas, A. Diouf, actuel Secrétaire général de l’OIF mais aussi et d’abord ancien Président du Sénégal, a dû tomber de sa chaise en lisant (2010 : 56-57), avec graphiques à l’appui, que la « connaissance de la langue française » est bien supérieure à Kinshasa qu’à Dakar ! Peut-être a-t-il jugé bon d’en plaisanter en terminant la préface qu’il a signée (2010 : page 3) quand il affirme que cette « promenade », (surtout africaine), « sera une source vive d’étonnement ». C’est le moins qu’on puisse dire et on ne saurait être plus nuancé ou plus ironique !
Laissons ces incohérences et ces balivernes, même si elles ont clairement joué un rôle central dans le débat sur l’avenir de la francophonie et l’intérêt suscité désormais  dans ce que l'on pourrait appeler la « filière économique », habituellement peu préoccupée par les problèmes linguistiques.
Jacques Attali, ancien dirigeant de la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) et actuel président de « PlaNet Finance », toujours à la recherche d’expertises ou de rapports, porteurs non seulement de contrats mais aussi de publicité, a flairé la bonne affaire ! Il a d’autant plus senti le vent que, dès septembre 2012, il s’était vu confier un rapport sur « l'économie positive » par le nouveau Président de la République, rapport qu'il lui a remis un an après. J. Attali s’est trouvé dès lors mis sur les rangs des experts et des consultants et par un article dans l’Express (4 mars 2013)  a repris les thèmes de l’OIF.
Il y écrit « La francophonie est un formidable atout pour l’avenir. Le  français, parlé par 220 millions de personnes, est la cinquième langue au monde, derrière le chinois, l’anglais, l’espagnol, le hindi [ces chiffres viennent manifestement de l’OIF – ce qui indique aussi la source du propos général  – et sont bien entendu, sinon faux du moins très discutables, en l’absence de définition de la compétence en français des individus en cause, comme on l’a vu]. Elle sera dans 40 ans la quatrième,  parlée par près d’un milliard de personnes [Attali, qui entend bien être le mieux disant, y va de son coup de pouce démographique personnel de quelques centaines millions de locuteurs ! Au point où on en est ! ], si nous  réussissons à maintenir notre enseignement du français en Afrique et  en Asie, ce qui dépend évidemment de la langue de notre propre enseignement supérieur, en France et sur internet ».
Les discours de l’OIF, d’Attali et du ministère français des finances sont remarquablement proches : « La dimension économique de la francophonie est encore trop mal mesurée [Heureusement, comme dans la chanson, Zorro, c’est-à-dire l’ODSEF, est arrivé !] et son potentiel d’« échanges, de croissance et d'emploi mérite une action résolue », alors que le français « est la quatrième langue la plus parlée au monde et constitue une opportunité majeure pour l'économie française et ses entreprises », (Communiqué du ministère des finances). 
L’argumentaire est le même ; le poisson a mordu et le discours a été repris sous des formes quasi identiques, le lien avec l’OIF se faisant par la préparation de la thématique du Sommet de Dakar, prévu pour fin 2014. Le ministre de l'Économie Pierre Moscovici a donc confié à Jacques Attali, une « mission sur la dimension économique de la francophonie. J. Attali devra, dans le cadre de cette mission, faire une quinzaine de propositions pour « mieux mesurer le poids de la francophonie dans l'économie mondiale, identifier les secteurs porteurs où la francophonie est créatrice de valeur et de déterminer les actions à mettre en oeuvre au bénéfice de l'économie française et de ses entreprises ». Elles alimenteront notamment « les travaux préparatoires au XVème Sommet de la Francophonie qui se tiendra à Dakar en novembre prochain", souligne le même communiqué.
En  réalité, bien entendu, si nous en revenons à notre point de départ et à Natixis, tout indique que cette banque n'a jamais fait, par elle-même, la moindre recherche sur ces questions. Au plus, elle s’est fait refiler une pseudo étude par un aigrefin, comme il y en beaucoup, qui était tombé par hasard sur les données abracadabrantes de l’OBSEF parues en 2010. Cet escroc et/ou Natixis se sont bornés à reprendre, forcément sans les citer, les données de l’OBSEF, sans doute à travers la publication qu’en a faite en 2010, « l'observatoire de la langue française » sous la coordination d’Alexandre Wolf dont ce genre de travail n'est nullement la spécialité.
J'ai mis un certain temps à comprendre comment les choses se sont passées. Il semble, en fait, que si la « filière économique » ignorait les travaux de l’OBSEF comme les publications sur la francophonie dans le monde ; elle a dû, en revanche, avoir connaissance des faits relatés et des prévisions folles qu’on y faisait qui ont été tout aussi follement donné à croire à un marché potentiel. Natixis en conclut (et c'est le titre même de l'article de septembre 2013 semble-t-il) que « la francophonie [offre] une opportunité de marché majeur ». Le texte de Natixis n'était nullement destiné à un vrai public scientifique, mais à de grands groupes de communications commerciales comme Vivendi et Lagardère et visait en fait à faire la cour à Bercy. La langue française y est présentée, sans la moindre vérification des données, « comme une opportunité de marché pour l'industrie des médias français ». Selon C. Gouëset (L’Express , 26/3/2014) la conclusion de ce texte (que je n’ai pas pu retrouver) était que « le français pourrait être en 2050 la langue la plus parlée dans le monde devant l'anglais et le mandarin ». A.Wolff (ibidem), reprenant ces « éléments de langage », ajoute sa touche personnelle en disant que « si le processus de scolarisation se poursuit dans les pays africains et si ce pays continue à enseigner le français aux enfants au cours des prochaines années, on comptera 715 millions de locuteurs les Français en 2050, soit 8 % de la population mondiale prévue en 2050 (9 milliards ».
LOL/MDR !
Tout devient donc parfaitement clair.
Les « groupes de communication industrielle » n'entendent évidemment rien aux réalités du terrain (encore que le groupe Lagardère connaisse bien, et pour cause, le marché du livre scolaire africain !) et comptent plus sur la Françafrique que sur tout le reste ! Pour ce qui concerne la prétendue « progression fulgurante du français en Afrique à travers les systèmes éducatifs », la perpétuation et l’extension de systèmes éducatifs réputés excellents et, à partir de là l’« augmentation  prodigieuse du nombre des personnes qui sont aptes à lire et à écrire le français » (comme on dit à l’ODSEF ; 2010 : page 52), on ne peut qu’être stupéfait, voire indigné, devant l’absurdité de tels propos qui détournent de voir les problèmes (que constatent tous les organismes sérieux, de l’UNESCO à la Banque Mondiale !) et, a fortiori, de les résoudre. On comprend toutefois mieux, devant des ignorances et des naïvetés si confondantes, l'état pitoyable de notre industrie nationale et de notre commerce international comme la dégradation de la situation de la langue française.

Le plus drôle dans cette affaire est le rôle qu’y tient Natixis, banque qui résulte du rapprochement des Caisses d'épargne et des Banques populaires. On comprend mieux son enthousiasme devant les perspectives illusoires ouvertes par cette « prétendue » étude, quand on se souvient des pertes colossales faites par Natixis et comblées par nous, durant la grande crise financière. Voilà qui devrait pourtant inciter à la méfiance quand cette banque, si clairvoyante, distingue des opportunités de marché de cette nature pour l'industrie des médias français ! Il serait urgent que Natixis recrute pour ce futur marché linguistique et communicationnel Jérôme Kerviel qui se trouve fort heureusement disponible.





[1] Les « démolinguistes » sont, dans les sciences humaines et sociales, comme les chauves-souris de la fable. Avec les démographes, ils sont linguistes (« Je suis oiseau, voyez mes ailes !») et avec les linguistes, les voilà devenus démographes (« Je suis souris, vivent les rats ! »).
[2] Il est étrange que, dans un tel ouvrage, les textes concernant l’Afrique que j’évoque ici ne soient pas signés, sauf parfois, dans de très discrètes notes ; les « généralités » et la « note méthodologique »  (pp 9-30) sont anonymes. Sont toutefois signés par R. Marcoux (comme auteur) « Les populations francophones : passé, présent et perspectives » ( 2010 : 45-50) et par le même, comme co-auteur avec Moussa Bougma et Mamadou Konaté, « Les population francophones a Burkina et au Mali depuis le milieu des années 1980 » ( 2010 : 50-52). J’ai peine à croire que ces derniers aient pu écrire sans rire, en conclusion de ce court texte, qu’on observe dans ces Etats une « augmentation  prodigieuse du nombre des personnes qui sont aptes à lire et à écrire le français » (2010 : page 52). 

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