Mais revenons
à mon titre « Francophonie et fricophonie ». Ce choix tient tout
simplement à ce que les articles que la presse a consacrés à ce sujet sont d’origines
tout à fait différentes et, pour celle qui se trouve dans la presse économique
et financière (Challenges, Forbes),
tout à fait inattendue. Comment s’explique pareil mystère et pourquoi de
telles publications en viennent-elles à s’intéresser à la francophonie et au
nombre des francophones?
Certains
articles (comme celui du Figaro de mars 2013) viennent, banalement, de la
presse généraliste (même explication pour ceux du Monde ou de L'Express qui
paraissent aussi autour du 20 mars, « Journée de la francophonie ») ;
ces publications, sont en perpétuel mal de copie comme de lecteurs ; leurs
journalistes sont donc, de ce fait même, prêts à se précipiter sur tous les
sujets. Rien donc de bien notable en ce domaine, puisque la Francophonie
officielle s'emploie à leur fournir de la matière, comme le 12 octobre
2010 où est diffusé un « communiqué de presse », La langue française 2010 (« disponible en librairie le 21 octobre 2010 au prix de 26
euros ») qui émane plus précisément d’un tout nouvel « Observatoire
de la langue française ».
Cet Observatoire,
en effet, en a remplacé trois ou quatre observatoires antérieurs, plus ou moins
fantomatiques, dont le dernier s’intitulait, non sans bon sens car la nature
linguistique comme l’autre, « a horreur du vide »,
« Observatoire du français et des langues nationales ». Officiel
désormais, ce nouvel « Observatoire
de la langue française » est lui-même installé au sein d’un nouveau
« Haut Conseil de la Francophonie » qui, créé par F. Mitterrand en
1984, s’est succédé à lui-même, tel le phénix, en 2004, cessant toutefois
d’être français (rattaché à Matignon) pour devenir « francophone »,
au sein même de l’OIF. L’ancien HCF avait en 1984 remplacé, dans les faits
comme dans les rêveries démolinguistiques des « paladins de la
francophonie », l’IRAF (l'Institut de Recherche sur l'Avenir du Français) créé
au début des années 80 par Philippe Rossillon, de sa propre initiative et qui avait longtemps alimenté de ses évaluations, statutairement
optimistes, ceux qui s'intéressaient à ces questions, mais que la presse, mis à
part le Figaro, avait toujours
ignorées.
Rien de très
nouveau de ce côté. L'originalité en la circonstance tient à ce que, contre
toute attente, on a pu voir la presse économique, en la circonstance Challenges (en français, 20 mars 2014)
ou Forbes (en anglais, 21 mars 2014)
s'intéresser à cette question (le second « pompant » le premier) et
reprendre à son sujet des informations, d'ailleurs tout à fait farfelues mais
largement diffusées grâce à d’autres sites (par exemple planet.fr du 26 mars
2014, etc.). Comme toujours sur la toile, on trouve n’importe quoi, et tout le
monde y copie tout le monde sans vérifier quoi que ce soit !
Le cas est si
curieux que je l'ai considéré comme exemplaire, car il permet de prendre en
compte, même si c'est pour dénoncer des pratiques regrettables, la relation
souvent ignorée ou oubliée entre les langues et l'économie, que j'ai très
souvent abordée sous l'angle du développement, qui est d'ailleurs inscrite en
filigrane dans cette approche de la question choisie.
Tous les
journalistes ou réputés tels qui ont écrit sur ce sujet, étant, comme le plus
souvent, totalement ignorants des questions dont ils traitent, ils se sont
bornés à copier, ne citant que rarement leurs sources (« divers
rapports »,…) et agrémentant parfois leurs plagiats de quelques sottises
de leur cru.
Le fait le
plus curieux de la chose (c’est même celui qui a retenu au départ mon attention !)
est qu’à propos de la langue française, on a souvent évoqué une mystérieuse
« étude de la banque d’investissement Natixis », citée par Challenges et reprise par de nombreux
sites depuis sous le titre « le français sera-t-il la langue la plus
parlée en 2050 ». (C. Gouëset, L’Express ,
26/3/2014).
« L’information »
de Challenges (20 mars) est reprise,
sans référence bien entendu, dans Forbes
par un certain Jean-Emmanuel Gobry, dont on voit mal ce qu’il vient faire dans
cette galère. A la lumière de quelques renseignements que j'ai pu trouver à son
sujet dans Google, il semble se voir en businessman de l'Internet et ramasse un
peu tout ce qui peut lui apporter une clientèle quelconque, sans être trop regardant
sur le contenu des articles, pourvu qu'il les juge suffisamment accrocheurs. J'ajoute
d'ailleurs que tout semble indiquer que son article de Forbes est postérieur à
celui de Challenges, sa seule
originalité étant la traduction en anglais.
Ces articles,
sans parler de tous les écrits qu'ils ont eux-mêmes engendrés car ces
journalistes se recopient évidemment les uns les autres, ont la même origine
qui est la prétendue « étude » de Natixis ; elle daterait de
septembre 2013 et il est intéressant d’en retracer brièvement la pseudo-genèse car
elle montre le degré de fiabilité de ces constructions journalistiques et la
nature réelle de leurs intérêts.
Il nous faut
ici remonter plus loin encore car tout est parti, en fait, d’un protocole
d'entente signé à Montréal, le 25 mars 2009 ; il visait à la création d'un
« Observatoire démographique et statistique de l'espace francophone », l’ODSEF,
projet issu lui-même d’un
« Séminaire international sur la méthodologie d’observation de la langue
française dans le monde [1]»
(12-14 juin 2008) et suivi d'un engagement en ce sens pris par Jean Charest, Premier
Ministre du Québec, lors du 12e Sommet de la Francophonie, tenu à Québec en
octobre 2008. Ce nouveau dispositif d'observation, financé à hauteur de 650 000
$, grâce au partenariat de l’OIF et du Québec, est mis en place à l'université
Laval qui est, de facto, désignée pour assurer la direction scientifique du projet
et lui fournir le personnel scientifique à travers son équipe de démographes. La création de cet « observatoire
démographique et statistique » à pratiquement coïncidé avec la restructuration
du Haut Conseil de la francophonie, survenue en 2004 et qui a conduit l’OIF, à
pas comptés, à mettre en place à Paris un « Observatoire de la langue
française » dont la direction a été finalement confiée à Alexandre
Wolff, en stand by au feu HCF, en attente d’affectation.
L’ODSEF de Laval s’est donc vu explicitement attribuer deux
objectifs pour les quatre années à venir. Le premier, de « contribuer à
assurer la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine démographique [sic] des États de la Francophonie, un
patrimoine qui est particulièrement menacé dans les États africains et qui
nécessite ainsi des actions urgentes et bien ciblées ». Le second,
« d’appuyer l’ensemble des initiatives permettant de circonscrire les
dynamiques démo-linguistiques et de mieux situer la place qu’occupe la langue
française au sein des populations de la Francophonie. L’Afrique occupera à
nouveau [ sic, mais je m’interroge sur le
sens de ce « à nouveau »] une place centrale dans les
activités de l’Observatoire et non sans raison : c’est sur le continent
africain qu’on observera les plus importantes augmentations de populations
francophones au cours des prochaines décennies ».
Tout cela est bel et bon, mais
l’Afrique n’est pas le Québec et le magnifique outil de recherche qu’est
« Statistiques Canada » y fait fâcheusement défaut, même à l’état
embryonnaire. Sauf erreur de ma part, les dernières et seules statistiques de
l’Etat le plus peuplé de la francophonie
africaine, la RDC, l’ancien Zaïre, ont plus de trente ans !
Ajoutons que les terrains africains, de toute évidence, ne sont pas très
familiers aux démographes de Laval ! Je n'insisterai pas ici sur les aspects linguistiques, voir démo-linguistiques
des premières données fournies par l'ODSEF de Laval. Je l'ai fait ailleurs, dans un certain détail
et en soulignant les travaux informés et précieux qu’on pouvait y trouver, par
exemple pour l’océan Indien, qui sont présentés par des chercheurs locaux (
2010 : 64-100). Cela m'a d'ailleurs amené à quelques discussions avec
Alexandre Wolff lui-même, Richard Marcoux et ses collègues québécois n'ayant
pas jugé bon de se justifier face à des critiques contre lesquelles ils
auraient d'ailleurs été bien empêchés de dire quoi que ce soit.
L'attitude
d'A. Wolf est d'ailleurs parfaitement compréhensible et normale, étant
lui-même, à l’OIF, chargé de la direction de l'Observatoire du français ;
il ne peut faire autrement que prendre en compte, sans autre examen, les
données « démo-linguistiques » de l’ODSEF qui a été créé, à grands
frais, précisément à cette fin. On voit bien dès lors l’enchaînement des faits. L’Observatoire et
l’OIF parisiens ne peuvent guère faire autrement que de reprendre, mentionner
et de diffuser les prévisions démo-linguistiques de l’ODSEF pour l’Afrique, si
folles qu’elles soient (et fort heureusement A. Wolff – on l’aura deviné –
n’est pas un Africain !) ; les chercheurs de cet Institut québécois croient
sans doute nécessaire et apprécié de « renvoyer l'ascenseur » à l’OIF
pour le remercier ainsi de son appui décisif et de sa contribution financière à
la création de l’ODSEF où ils se trouvent ! Je bornerai ici à donner quelques
éléments de mes conclusions à propos du premier produit des travaux sur
l’Afrique du tout jeune ODSEF, qui, dans sa quatrième de couverture, se déclare
modestement « Unique ouvrage de référence sur le sujet », affirmation
à laquelle semblent avoir cru bon nombre de journalistes qui se sont de ce fait
abstenus de toute vérification !
À suivre
demain
[1] Le titre de ce séminaire est tout à fait
fallacieux ; je sais, pour avoir participé à ce séminaire, qu’il n’y a
guère été question de « méthodologie d‘observation de la langue
française », ce que confirme la table des matières du volume de 430 pages
publié (sans date) par l’OIF et l’AUF. Le but n’était que de faire légitimer
d’avance par une instance réputée scientifique le financement et la création de
l’ODSEF !
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