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vendredi 18 avril 2014

La "carte universitaire française" et "le mal chinois"


Un des aspects de la réforme des universités a été, en la circonstance, une lecture, volontairement absurde mais « porteuse » pour les médias, du fameux classement des cinq cents premières universités du monde, réalisé et publié depuis 2003 par les Chinois.

 Un mot de rappel sur ce palmarès universitaire mondial car la France ne s’est pas remise de ce classement dit de Shanghai. Oh honte ! Nos établissements, dont l'origine remonte pourtant à Robert de Sorbon (et c'est là qu'on mesure l'étendue et la portée du crime de lèse-majesté d'Edgar Faure) et qui attirait autrefois l’élite estudiantine du monde ne sont quasiment pas présents dans les cent premiers. A l’origine, on n’y voit guère que Paris VI (Pierre et Marie Curie) et Paris XI (Orsay), l’une et l’autre dans un rang modeste (en 2007, 39ème et 52ème), alors qu'outre-Manche, Cambridge et Oxford figurent, en revanche, dans les dix premiers. Ce classement n'a guère changé depuis le début. On trouve toujours 17 universités des Etats Unis dans les vingt premières  avec Harvard comme inamovible premier. Parmi la vingtaine  d’universités françaises qu'on trouve dans ce palmarès, on note à peine qu'en 2012 Paris XI (qui, 37ème, double de justesse Paris VI, 42ème) ! Le ridicule d'un tel classement apparaît quand on trouve, à la 73ème place l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, d'où proviennent la quasi-totalité de nos Prix Nobel (physique ; dont le plus récent Serge Haroche) comme de nos Médailles Fields (mathématiques) et qui, naturellement n'est pas une université ! Je n'insiste pas ici sur le fait que le classement chinois repose, pour l'essentiel, sur le modèle anglo-saxon, d'ailleurs moins représenté par les universités anglaises qu'américaines ; le haut du classement de Shanghai reproduit à peu près, on l'aura noté, le "top ten" des établissements des Etats-Unis qui, n’en comprend en fait que huit, et qui ont souvent repris, dans  l'architecture même (et jusqu'au lierre de l'"Ivy League"), le modèle d'Oxford et de Cambridge.

Bien entendu, on n’a ni vu ni retenu les leçons principales d'un tel classement, si discutable qu'il soit, faute d'avoir voulu ou su le lire convenablement ou plutôt en ne l'ayant lu que pour y trouver une leçon qui n'y était évidemment pas, mais qu'on voulait d'avance et absolument y trouver afin de justifier un projet pour lequel il fallait bien trouver un prétexte.

De la « carte universitaire » française

 Revenons, pour un instant, au titre général de mon livre de 2013, car l'évolution de la carte universitaire française, que les ministres successifs en charge de l'enseignement supérieur depuis 1968 ou du moins ceux et celles qui s'en préoccupaient, n'ont jamais réussi à gérer, parfois en dépit de leurs efforts en ce sens, est au coeur du problème.

 En effet, de même que l'on a mis en avant « l'autonomie » des universités pour faire passer une loi dont les points essentiels n'ont rien à voir avec cette notion, de même, dans le cas du classement mondial des universités, on a tiré argument de ce très contestable palmarès, en mettant en avant, comme appât, le fameux « grand emprunt », pour regrouper les principales universités des villes majeures en des pôles scientifiques, mais surtout, en réalité, au passage et en douce, pour tordre le cou aux petits et moyens établissements, qu'on avait, sans réflexion, créés en nombre dans les deux ou trois décennies précédentes.

 Après la loi Edgar Faure, les « trente glorieuses » économiques ont en effet conduit à multiplier les universités au point que nous en avons désormais 85 (ou à peu près).

 L'exemple est venu de Paris, où l'antique et unique Sorbonne a éclaté en treize universités (le caractère maléfique de ce nombre ayant été oublié) ; la quatorzième, longtemps rêvée, en particulier par l'INALCO  (= « Langues O ») qui s’y rêvait,  n'a jamais vu le jour. Le modèle de fragmentation a été étendu à la province puisqu'avant cette loi de 1968, il n'y avait qu'une seule université par académie, alors qu'il y en a désormais souvent deux ou trois. Commence alors un mouvement irrépressible de multiplication des universités qui va s'étendre souvent très au-delà du raisonnable.
Prenons l'exemple de l'académie d'Aix-Marseille qui m'est familière. Avant 1968, il y avait une seule université, implantée à la fois à Aix-en-Provence (pour les lettres et le droit) et à Marseille (pour les sciences dures et la médecine). Dans la suite de la loi Edgar Faure, on a créé une université à Nice, ce qui était assez logique, et des « centres universitaires » (rattachés au départ aux deux grandes université d'Aix-Marseille, mais qui devaient devenir plus ou moins rapidement des universités) à Avignon (ce qui était déjà moins évident), à Toulon (encore moins justifié) ou à la Réunion, sans parler de la multiplication, dans la suite, des petits centres du genre IUT (ou assimilés) à Digne ou Aubagne ! On a même parlé de Salon-de-Provence ! 

Pas un maire d'une petite ville, plus ou moins conseiller général naturellement, qui ne fasse le forcing pour faire créer dans sa ville (à côté de l'hôpital et avec, à terme, les mêmes funestes conséquences), un établissement universitaire ou, au moins, une antenne d'université. Je connais quelques recteurs, qui se sont faits virer illico de leur rectorat, pour s'être opposés à pareil projet, si déraisonnable qu'il fût. Naturellement, une fois créée une seule année de premier cycle (éventuellement aux frais, tout provisoires bien sûr, de la ville et/ou du département), commence le jeu de « la petite bête qui monte, qui monte » ; on demande alors bien entendu une deuxième année puis une troisième et ainsi de suite, avec le projet à peine caché de constituer, à terme, une université de plein exercice dans le moindre trou.

 Le classement chinois qui, lu de travers ou pas du tout, permettait de mettre en avant la « masse critique » comme facteur majeur d'évaluation des établissements, conduit facilement, à l’inverse, à jouer la carte du regroupement, d’où son succès la crise venue. S'y ajoutait le fallacieux prétexte d'économies, lui-même d'ailleurs en contradiction avec le principe central d'autonomisation. Comme on va le voir sur un cas récent et précis, la création d'une université unique à partir de trois autres préexistantes ne conduit, en fait, qu'à créer une quatrième structure, car nul dans les trois établissements antérieurs ne veut renoncer à sa structure, à son personnel et à ses « avantages acquis ». On se borne donc, en fait, à mettre une quatrième assiette sur la pile qui en comporte déjà trois et au lieu de réduire les coûts, on les augmente. Pour rester dans le cas d'Aix-Marseille, la récente réforme de ce type illustre parfaitement cette remarque et on me permettra ici d'illustrer ce point car il est exemplaire.

Qu'on me pardonne, une fois de plus de revenir pour éclairer tout cela à l'historique de la carte universitaire française et donc à la loi Edgar Faure, car le cas d'Aix-Marseille est tout aussi bien celui de Strasbourg, de Bordeaux ou de Lyon comme on va le voir.

Comme souvent (à Lyon ou à Aix-Marseille par exemple) des antagonismes essentiellement politiques et/ou disciplinaires ont rapidement abouti, par des scissions, à augmenter le nombre des universités qu'avait prévu, en 1968,  la loi Edgar Faure.

À Lyon, où l'on avait réuni le droit et les lettres en raison sans doute de leur voisinage géographique immédiat, les causes du divorce étaient essentiellement politiques ; les juristes ne pouvaient supporter la pure et simple coexistence avec les lettres (réputées de gauche), comme les enseignants de droite et d'extrême droite des SHS ne pouvaient coexister avec leurs rares collègues de gauche. On a donc créé sur ces bases, au départ, de part et d'autre de la rue de l'Université, où les deux anciennes Facultés de Droit et de Lettres se regardaient de chiens de faïence, deux universités, Lyon 2 (pour la gauche) et Lyon 3 (pour la droite), avec, de ce fait, une mini fac de lettres  (quelques langues anciennes ou modernes) à Lyon 3. Les enseignants de droite ou d'extrême droite de Lyon 2 n'ont donc eu que la rue à traverser pour changer d'université ! Seul détail à noter, Lyon 3 (le droit et les dissidents venus des lettres), par mégarde ou antiphrase, s’est baptisée « Université Jean Moulin » et s'est illustrée, dans la suite, par diverses affaires touchant de près ou de loin au négationisme. Une « Commission sur le racisme et le négationnisme à l'université Jean-Moulin Lyon III » a même été créée le 15 novembre2001 par le ministre de l'Éducation nationaleJack Lang, afin de faire la lumière sur les diverses allégations de racisme et de négationnisme de la part de certains enseignants et étudiants de l'Université Lyon-IIILuc Ferry et François Fillon, successeurs de Jack Lang au ministère, la maintiendront et elle rendra son rapport en 2004.

À Aix-Marseille les choses étaient différentes, car, au départ, il n'y avait aussi que deux universités mais de composition différente. Aix-Marseille 1 pour les SHS (à Aix-en-Provence) et les « sciences dures » (à Marseille);  Aix-Marseille 2 pour le droit, la médecine et un peu de sciences dures à Marseille-Luminy. Comme le premier président d'Aix-Marseille 2 a été un médecin (le fringant président Gastaut), les juristes n'ont naturellement pas supporté que leur président d'université ne fut pas un des leurs et ils se sont employés, en particulier, à l'initiative de Charles Debbasch, à faire créer, en 1973, une troisième université, Aix-Marseille 3. Jusque-là, rien de très grave mais on s'est, de ce fait, retrouvé, à terme, dans la mesure où le clivage disciplinaire initial a entraîné des migrations politiques, mais aussi « hiérarchiques », avec trois facultés de sciences (Saint-Charles pour U1, Luminy pour U2 et Saint-Jérôme pour U3 ! Saint-Charles, réputée de gauche, attira maîtres-assistants et maîtres de conférences tandis que la plupart des professeurs préféraient Saint-Jérôme et l'U3, Luminy, perdu dans l'Est marseillais et sans étudiants, restant alors hors du coup.

Le seul vrai problème était donc en fait celui des coûteuses disciplines scientifiques à Marseille où existaient trois « ex-facultés » de sciences, en trois lieux différents. Une telle circonstance, s'ajoutant au problème du recrutement très spécial des étudiants des premiers cycles de sciences, où ne vient, d'ailleurs en petit nombre, qu'une majorité de « clampins » refusés dans les « taupes » ou « prépas », créait une situation totalement ruineuse, sans la moindre efficacité et, par là même, aberrante. Claude Allègre était fermement décidé à régler ce problème (mais pour les seules sciences et non pour l'ensemble des universités), au besoin par la contrainte et il le fit savoir sans ménagement, en particulier lors d'une importante et massive descente dans le Sud avec plusieurs de ses collaborateurs les plus proches et les plus concernés. Il n'est toutefois pas resté suffisamment longtemps au ministère pouvoir mener cette restructuration à son terme, comme il y était bien décidé.

Le comble est qu'au moment où l'on a réuni les trois universités en une seule (26 août 2011), qui se flatte d’être « la plus grande université francophone [ sic ] avec ses 72.000 étudiants », on n’y constate pas d’autre conséquence réelle que l'alourdissement de toutes les procédures, car, bien entendu, aucune des trois anciennes universités n'entend renoncer à ses prérogatives et privilèges. Pire encore, on a même créé un quatrième centre scientifique, à Aix-en-Provence cette fois, à l'initiative du centre de sciences de Luminy qui, n'ayant guère d'étudiants sur place (naguère encore, on y inscrivait tout le monde, y compris les enseignants et les garçons de laboratoire !), a jugé adroit (et ça l'est en effet) de mettre en place un premier cycle scientifique à Aix-en-Provence, puisque tous les étudiants aixois, qui voulaient faire des études dans ce domaine, étaient obligés de faire un voyage quotidien à Marseille.

En gros pour simplifier et sans chercher la petite bête sur le vocabulaire, il y a maintenant certes une seule université (« francophone » en dépit de la manifeste américanisation de son sigle (AMU), qui réunit les trois précédentes sans pour autant changer quoique ce soit à leurs fonctionnements, sauf à les alourdir encore.

Le seul changement réside dans la simple totalisation, d'ailleurs purement administrative, du nombre des étudiants des trois universités ; 72.000 étudiants pour la nouvelle université « AMU »  contre 3 fois 24.000 pour les trois précédentes, les université d'Aix-Marseille 1, 2 et 3 ? Vous voyez la différence ? Moi non ou plutôt si ! Il y a différence capitale entre « Aix-Marseille Université » et « AMU » qu'on cherche sournoisement à imposer ? Tout tient à  l'absence du trait d'union et à l’ordre des initiales qui oriente d'emblée vers une lecture à l'américaine sur le modèle LSU (Louisiana State University), qui vous a quand même une autre gueule qu’une dénomination banalement et platement française du type Université d’Aix-Marseille !

Pour en finir avec cette absurde question du nombre d'étudiants et de la fameuse « masse critique », je n'évoquerai ici que le « podium » 2013 du classement de Shanghai (qui, d'ailleurs, ne varie guère), en indiquant, pour chaque établissement, le nombre de ses étudiants : 1er, Harvard : 25.000 étudiants ; 2ème, Stanford : 18.000 étudiants ; 3ème, Berkeley  33.000 étudiants. On voit qu'aucun de ces établissements n'approche, même de loin, la « masse critique » qu’on nous a fait avaler et que notre précédent président semblait fixer autour de 50.000 !

(Source . R. Chaudenson, Université : l’impossible réforme. Edgar, Valérie, Geneviève et les autres, Paris, L’Harmattan, 2013 (Chapitre  « La "carte universitaire française" et "le mal chinois" », pp. 61-68). 

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