L’intitulé de ce billet est, en fait, la reprise du
titre d'un chapitre d'un livre que j'ai publié en 1989 et qui s'intitulait, d'une
façon follement optimiste quoique clairement dubitative, 1989 ? Vers une révolution francophone ? (R. Chaudenson, Paris,
l'Harmattan, 1989) ; le sens de cette formule est toutefois, ici, tout à fait différent, comme on va le voir.
La réflexion était, dans ce premier ouvrage, très générale ;
se fondant sur un rapprochement des dates (1789-1989), elle proposait d’opérer,
dans la Francophonie de 1989, une vraie révolution comme on l’avait fait, deux
siècles plus tôt, dans la France de 1789 : il n’en a évidemment rien
été ! Toutefois, il faut le rappeler, le Ministère français de la
Coopération, grâce à sa Sous-Directrice à la recherche, Madame Thérèse Pujolle,
a soutenu et financé ma proposition d’un programme au titre et aux finalités
fort explicites, « Langues africaines, français et développement dans
l’espace francophone du Sud » (LAFDEF). Grâce à ce grand programme,
coordonné, puis relayé dans la suite par l’ACCT et le CIRELFA[1] qu’ont
pu paraître, entre 1988 et 1994, dans le cadre du programme LAFDEF, une
vingtaine de livres publiés dans la collection « Langues et
développement », elle-même créée en 1989. Ils rendaient compte des travaux
d’une trentaine de chercheurs, du Sud comme du Nord, travaux conduits dans ces
perspectives autour de trois thèmes jugés et majeurs :
1. La typologie des situations de francophonie qui commande, bien entendu,
tous les types de coopération adaptée ; les résultats seront publiés en
2004 : R. Chaudenson et D. Rakotomala, Situations
linguistiques de la Francophonie. Etat des lieux, AUF,
2. La gestion des plurilinguismes africains (déterminée pour partie par les
données et les conclusions du point précédent),
3. Les langues et leur usage comme leur gestion dans les métiers modernes et/ou modernisés.
Dans le présent billet, les perspectives sont
infiniment plus modestes et la question, même si elle se rattache à la
description des situations de francophonie, est fort différente, dans son
ampleur comme dans ses perspectives. Il ne s’agit ici une simple question de prospective
démolinguistique touchant a l’avenir de la langue française en Afrique où il se
jouera, de toute évidence, comme je le répète depuis plus de vingt ans, sans
grand succès. Comme on l’a vu dans ce qui précède, j’en ai souvent et
longuement traité dans de multiples articles ou livres, dont en
particulier Mondialisation : la langue française a-t-elle encore un
avenir ? (2000, Paris, Didier Erudition, 237 pages) et Vers une autre idée et pour une autre politique
de la langue française (2006, Paris, l’Harmattan, 211 pages).
Cette question du dénombrement des francophones et
de l’évolution de ce nombre a soudain attiré toutes les attentions, dans les
deux dernières années (2013-2014) et fait l'objet de multiples et récentes publications
dans la presse générale et parfois spécialisée dans des domaines insolites
comme l’économie et la finance.
Le point de départ de ce mouvement est la
publication, en 2010, par l’Organisation Internationale de la Francophonie
(OIF) d’un ouvrage intitulé La langue française dans le monde 2010. Ce
livre, tout en s’inscrivant dans une série déjà longue, paraît chez un nouvel
éditeur (Nathan, comme la précédente
livraison, alors que le volume antérieur avait été publié chez Larousse) et
avec un nouveau titre, la Francophonie étant
remplacé par La langue française.
Le principal changement, à peine signalé mais
capital pour notre propos, est que, pour
la première fois, comme on va le voir, le dénombrement des francophones
(actuels et à venir) est conduit par des démographes québécois qui, ignorent
tout du Sud et s’abstiennent donc, par calcul ou par ignorance, d’évoquer le
niveau de compétence en français de celles et ceux qui sont censés en être des
locuteurs. Cette question devrait pourtant être essentielle et surtout préalable
à tout dénombrement un peu sérieux, car on ne peut songer à compter, où que ce
soit, les francophones, sans avoir auparavant défini le niveau de compétence en
français de ceux qu’on classe comme tels[2].
C’est en revanche une longue expérience des terrains
du Sud qui m’a inspiré une typologie un peu floue, j’en conviens, mais
infiniment plus proche des réalités africaines. Elle conduit à y distinguer trois
catégories principales : les « francophones » qui possèdent la
compétence minimale que j’ai nommée, avec un de ces détournements de sigles
qu’aiment tant les Africains, le « SMIC francophone » (= Seuil
Minimal Individuel de Compétence) ; les « francophonoïdes » dont
la dénomination même se passe de commentaires et que, de loin et en
passant, on pourrait prendre pour des francophones, car ils savent dire
« Bonjour ! Ça va ?[3] »
; et enfin, troisième et dernière catégorie, de très loin la plus nombreuse,
les « franco-aphones » !
C’est précisément en vue de cette évaluation des
compétences, même chez des analphabètes, qu’avec des collègues du Nord comme du
Sud, a été élaboré et publié le seul test disponible, librement et
gratuitement, le Test d’Abidjan (R. Chaudenson, 1997, L’évaluation des compétences linguistique en français. Le test
d’Abidjan, Paris, L’Harmattan, 206 pages). Ce test conçu, élaboré et
expérimenté en Afrique (sa première version fut le « test de Cotonou), a
été utilisé dans divers pays, mais jamais
en Afrique francophone pour laquelle il avait été pourtant imaginé et où
il avait été expérimenté et mis au point. On comprend aisément pourquoi si l’on
songe que les Etats africains engloutissent pour la plupart 25% à 30% de leurs
budgets nationaux dans leurs systèmes éducatifs, en pure perte ou presque, à en
croire toutes les évaluations objectives qui en sont faites !
Dans la deuxième partie de La langue française dans le monde qui comprend près de 100 pages (97
très exactement) qui rassemble des documents hétéroclites et souvent d’une
pertinence comme d’une fiabilité douteuses, sans offrir la moindre synthèse signée,
on ne trouve à peu près aucune allusion au fonctionnement réel et surtout aux
résultats observables de cet enseignement africain Du et EN français. Le titre
même de cette deuxième partie est une merveille d’hypocrisie « Une langue
pour apprendre » ! Certes ! Mais quoi et comment ? Le point
capital, imprudemment pourvu d’un titre pourtant sans ambiguïté, « Carence
des systèmes éducatifs » (2010 : 121), est traité en une page et
demie, dont l’essentiel est occupé par des balivernes sur « les jeux d’orthographe
à Brazzaville » ou les déclaration, de pur principe, en faveur du français,
des Présidents de Zambie, du Ghana et du Zimbabwe dont les systèmes scolaires
sont bien entendu anglophones !
Les élucubrations farfelues sur de telles
perspectives d’avenir de la langue française ne sont pas nouvelles. J'ai moi-même
longtemps tenu, en la matière, une sorte de Guinness
book des records en la matière, où
la première place a été longtemps occupée par Maurice Druon, le Secrétaire
perpétuel de l'Académie française d’alors (avec 500 millions de francophones ),
dont la mort a quelque peu mis en doute le caractère « perpétuel »
mais surtout a fait oublier les improbables prévisions. Le pauvre Monsieur
Druon est aujourd'hui bien dépassé, puisque les estimations venues des
« arpents de neige », s’élèvent désormais à 750 millions[4] et
je suis tenté d’ajouter « sans compter les femmes et les petits
enfants » ! Il est clair qu'au Québec, on aime le français et que,
là-bas, comme ici, quand on aime, on ne compte pas.
[1] Cette coordination a été d’autant plus aisée qu’après
avoir été depuis sa création membre du CIRELFA, j’en ai été élu secrétaire
général en 1988, succédant dans cette fonction, que j’ai exercée pour deux
mandats jusqu’en 1994, à mon ami Jean-Claude Corbeil dont les vues étaient très
voisines des miennes.
[2] J’avais, quant à moi, refusé à Philippe Rossillon,
vers 1980, d’entrer dans le Conseil de son IRAF si l’on ne s’attachait pas à
définir préalablement avec un peu de rigueur ce que qu’on y appelait un
« francophone ». Nous y reviendrons !
[3] « Diable! C'est une belle langue
que l'anglais ; il en faut peu pour
aller loin. Avec God-dam en Angleterre, on ne manque de rien nulle part.
Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras ? Entrez dans une taverne, et faites
seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) Goddam! On vous
apporte un pied de boeuf salé sans pain. C'est admirable ! Aimez-vous à boire
un coup d'excellent bourgogne ou de clairet? Rien que celui-ci. (Il débouche
une bouteille.) God-dam! On vous sert un pot de bière, en bel étain, la
mousse aux bords. Quelle satisfaction! Rencontrez-vous une de ces jolies
personnes, qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et
tortillant un peu des hanches? Mettez mignardement tous les doigts unis sur la
bouche. Ah! God-dam! Elle vous sangle un soufflet de crocheteur. Preuve
qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là quelques
autres mots en conversant; mais il est bien aisé de voir que God-dam est
le fond de la langue. ». J’ai toujours pensé que cette tirade de Figaro
dans le Mariage (III ; 5) m’avait inspiré cette démarche !
[4] Le record actuel appartient au Figaro ; dans le figaro.fr du 20 mars 2013, on lit
ainsi : « Le scénario A2 ajoute les autres États membres de l'OIF
dont notre langue n'est qu'un des parlers pratiqués; surgissent ainsi 21 autres
pays, parmi lesquels l'Albanie, la Mauritanie, l'Égypte, le Laos, le Liban, le
Maroc, la Moldavie, la Roumanie ou le Vietnam. C'est la «francophonie active».
Pour celle-là, à partir de la base de 1960 de 280.266.000 de locuteurs,
l'effectif 2010 monte à 672.993.000, et la projection 2060 atteint le sommet
inouï de… 1.222 milliard de pratiquants! ». Le 20 mars étant la
Journée de Francophonie, on avait dû arroser un peu trop cette petite
fête !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire