L'islam ne tient qu’une place modeste
dans l’affaire de Crimée et l’on ignore que le khanat de Crimée appartint, en
droit et/ou en fait, durant trois siècles à l’Empire ottoman. Il n’en est pas tout
à fait de même, si l’on resitue les problèmes actuels dans l'ensemble disparate
que constitue la Russie qui est plus un empire qu’un Etat.
En Crimée même, les Musulmans
représentent peu de chose puisque les Tatars ne constituent que 12 % de la
population totale et ne sont, de toute façon, descendants des Tatars d’origine.
Cette population tatare n’est revenue en Crimée que, après la mort de Staline,
longtemps après la Seconde Guerre Mondiale, dont le souvenir est loin d’être
oublié ; en effet, Staline, leur faisant grief de leur complicité avec Hitler
lors de l'invasion allemande, avait totalement vidé la Crimée de ses Tatars,
cet exil entraînant la mort de la majorité de ses victimes. Si l’on oublie les
liens de la Crimée avec l'empire ottoman (nous y reviendrons car la question
est d’importance), l'islam russe pose bien des questions originales qu'il
faudra bien poser et se résoudre à examiner à un moment ou à un autre.
Les problèmes sont si complexes et
les données si incertaines qu'on ne peut envisager de ne leur consacrer qu’un
seul de ces modestes billets ; dans celui-ci, le premier, il me paraît logique de s'attaquer surtout aux
problèmes de population et de démographie ; ils sont essentiels et sont
d'autant plus difficiles à considérer que les chiffres, pourtant décisifs sont incertains
et que leur variations ne sont pas, en général, sans visées idéologiques et
politiques latentes.
Pour ce qui concerne l'ensemble de
la population russe (Crimée non
comprise !), la CIA, comme toujours, est extrêmement précise ; elle estime
pour juillet 2013 la population russe à 142.500.482 (on ne saurait être plus
précis) ! Quoiqu'on l'ignore souvent, sauf pour des zones précises identifiées
comme telles ( les sept Républiques musulmanes) car les Musulmans y sont plus
ou moins majoritaires (en République d’Adygué toutefois, les Russes sont majoritaires),
comme l'Asie Centrale et le Caucase, les Musulmans forment une portion importante
de la population russe. La CIA compte 10 à 15% de Musulmans, tandis que
d’autres sources, un peu plus précises, en mentionnent de 13 à 14 % soit 19 à
22 millions d’individus. D'autres sources actuelles indiquent des chiffres plus
élevés, certains allant jusqu'à 25 % de la population russe totale, ce qui
conduirait à y compter de 30 à 40 millions de Musulmans. Ces décomptes, fondés
sur des déclarations d’appartenance religieuse sont donc peu fiables, ceux de
la CIA se prononçant, à cet égard, sur moins de 60 % de la population totale
dans un pays où la religion a été regardée et traitée des décennies durant
comme l’opium du peuple.
Si l'on se réfère aux données des
recensements, celui de 2002 indique la présence de 16,64 millions de Musulmans
en Russie, soit un peu moins de 10 % de la population du pays à cette date.
Pour l’avenir, selon le Pew Research
Center, un « think tank » américain, en 2030, on devrait arriver à
18,6 millions de Musulmans, soit 12% d’une population totale de 150 millions.
Toutefois ces calculs reposent sur une base, elle-même incertaine, qui est
évidemment le taux de croissance de cette partie de la population.
Jusque dans les années 80, on
estimait que les femmes musulmanes ayant beaucoup plus d'enfants que les
orthodoxes ; la population musulmane devait donc croître dans des
proportions très fortes ; on estimait, de ce fait, que, d'une certaine
façon, l'avenir appartenait aux Musulmans. Il en est toutefois autrement dans
les dernières décennies, en raison à la fois de l'élévation d'une partie de la
communauté musulmane dans l'échelle sociale, grâce à des formations universitaires
et des parcours professionnels réussis comme du fait de la dispersion géographique
d'une partie de ces populations qui émigre vers les grandes villes comme Moscou
et Saint-Pétersbourg et, enfin, de la tendance naturelle dans les communautés
musulmanes à une forme de limitation des naissances.
En dépit de la variation du détail des données
démographiques, il est clair que cette communauté musulmane ne pourra que jouer
un rôle important, sinon déterminant, dans l'évolution de la Russie. Il en
résulte que la situation actuelle et les évolutions qu’elle engendre comme
celles qu’elle pourra susciter est particulièrement importante pour l'avenir de
cet Etat. Comme l’écrit Daniel Pipes : « Ce que les Musulmans
font a une importance primordiale pour l'URSS car, en collaboration avec les
Russes et les Ukrainiens, ils sont l'un des trois seuls peuples qui
détermineront l'avenir de ce pays. S'ils suivent leur propre chemin, un pilier
majeur de la puissance soviétique s'effondrera ».
On comprend donc l'importance capitale pour l'avenir
de la Russie de la crise actuelle ; si elle ne semble concerner, dans
l’immédiat, que la seule Ukraine, elle risque d’avoir des répercussions très
fortes, loin de là, dans les républiques musulmanes russes qui sont, comme le
dit D. Pipes, le troisième pilier de la puissance de la Russie ; même si
on nous parle déjà des Etats baltes (Hollande veut y envoyer des avions !),
les Républiques musulmanes seront le prochain chapitre de l’histoire russe que
devra écrire Poutine, qu’il le veuille ou non, et ce n’est pas celle de la Crimée
ni de la Transnistrie !
La situation actuelle devrait ans doute donner des
inquiétudes, voire des craintes et des insomnies à B. Obama, car s'il est
évident que, dans le passé, la politique américaine, toute simple, a été de
contribuer à affaiblir l'Union soviétique puis la Russie, en encourageant, plus
ou moins discrètement, les mouvements d'autonomie musulmane, avec des résultats
divers et variés (de la promotion d’un Ben Laden aux émissions en ouzbek de la
Voix de l’Amérique).
La montée de l'islamisme et le 11 septembre ont fait
que cette arme politique est clairement devenue à double (voir à triple) tranchant
et que voir une partie de la Russie se changer en califat n'arrangerait sans
doute pas les affaires des États-Unis et le succès de la lutte antiterroriste.
3 commentaires:
Cher Usbek,
vous avez raison. Les Am&ricains devront choisi entre une politique résolument hostile à la Russie et la lutte antiterroriste. Ils ne doivent pas oublier par exemple que l'attentat de Boston a été commis par des Tchétchènes, au passage signalés à eux par les services russes.
Mais le sujet est complexe et j'attends la suite de vos billets.
Ce que je note pour ma part, c'est effectivement une évolution de la situation dans le Caucase où on est passé en une quinzaine d'années de revendications nationalistes à un mouvement visant à instaurer effectivement un califat. Mais les deux tendances s'opposent. Et ce sont peut-être les caucasiens eux-mêmes qui seront la solution. Ils n'ont en fait jamais eu besoin des Russes pour s'étriper entre eux, et même si la présence Russe depuis maintenant près de deux siècles a pu sceller des unions improbables, celles-ci n'ont jamais été faites pour durer. Déjà en lisant Tolstoï (Hadji Mourat) on peut percevoir la complexité de cette zone et dans les rapports entre clans.
Poutine a joué "fin" en Tchétchénie où il a laissé les rênes du pouvoir à Kadyrov, tchètchène et issu de la rébellion. Même si évidemment rien n'a changé, il a pu rendre supportable une présence russe qui si elle est moins visible existes tout autant qu'avant.
La Russie nous réserve peut-être d'autres surprises. Hélène Carrère d'Encausse s'est fait une réputation, et une carrière, en publiant un livre où déjà elle se trompait complètement en prédisant que le dynamisme des républiques musulmanes ferait éclater l'empire russe.
La Russie vit d'abord de ses ressources gazières, dont Bush en détruisant l'Irak, a fait un inépuisable pactole.
Si cette donnée économique venait à changer, que resterait-il ?
Chers et éclairés commentateurs,
Merci de vos textes que je me permettrai de reproduire, à la suite de ce même texte que j'ai mis aussi, comme toujours dans mediapart mais où, comme je ne suis pas de la secte, je ne dois pas compter beaucoup de lecteurs et moins encore de commentateurs ! A bientôt. Usbek/Robert Chaudenson
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