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jeudi 18 octobre 2012

Les commémorations de l’abolition de l’esclavage : de Jdanov à Bruno Coquatrix

Lors de son passage à Dakar, l'évocation par François Hollande de l'histoire coloniale a conduit, comme toujours, à évoquer la responsabilité de la France et à partir de là, la remise sur le tapis de la revendication d'une indemnisation (de quoi, par qui et au bénéfice de qui ?). L'ignorance en la matière est telle que, du coup, j'ai relu certains de mes anciens posts dont le suivant qui date du 15 mai 2006.

"Les commémorations de l’abolition de l’esclavage : de Jdanov à Bruno Coquatrix"

Quel lien entre la commémoration de l’esclavage, Jdanov, dictateur théoricien de l’idéologie soviétique, et Bruno Coquatrix, promoteur de spectacles ? La récente et première commémoration de l’abolition de l’esclavage, le 10 mai 2006, me paraît l’avoir fait apparaître.

Depuis quelques années, dans des intentions au départ louables, l’Etat s’est, en effet, préoccupé d’interdire à quiconque, et donc naturellement aux historiens et aux écrivains, tout écrit qui risquerait d’apparaître comme raciste ou xénophone.

Jdanov était sans doute tout à fait sincère, lui aussi, dans l’imposition du jdanovisme ; l’histoire de l’URSS, on le sait, fut réduite par lui, sans ménagement (c’est le moins qu’on puisse dire !), à la seule version officielle d’événements choisis ; on en vint souvent au gommage, sur les photos, des « déviationnistes » et des « traîtres ». Depuis 15 ans, de la loi Gayssot en 1990 à la loi de 2005 (dont l’article quatrième évoquait le rôle positif du colonialisme), en passant par la loi de janvier 2001 sur le génocide arménien et la loi Taubira-Delanon du 21 mai 2001 sur la traite et l’esclavage, la République française a pris, de bonne foi, une série de dispositions législatives « mémorielles » qu’on peut juger louables, mais qui, en quelque sorte, imposent une forme unique et officielle de « vérité historique ».

Ce propos ne va pas manquer de me faire traiter de « facho » par des gens qui, de toute évidence, ne savent pas davantage ce qu’est le fascisme. Je me bornerai donc à faire observer que, d’un point de vue un peu différent, je me trouve ici exactement sur la position exposée dans « la pétition des 19 », rédigée et signée par des historien(ne)s français(es) dont plusieurs comme Elizabeth Badinter, Marc Ferro, Jacques Juillard ou Pierre Vidal-Naquet ne font pas mystère de leurs opinions de gauche et qu’on hésitera donc peut-être à traiter de « fachos »! Les menaces de procès et les demandes de suspension d’enseignement voire de radiation de l’éducation nationale contre O. Pétré-Grenouilleau, l’un des plus incontestables historiens français de la traite et de l’esclavage, illustrent parfaitement le danger que peuvent constituer de telles lois. C’est d’ailleurs dans cette affaire même que se situe l’origine du mouvement qui a conduit à la « pétition des 19 ».

Pour ce qui est de Bruno Coquatrix (Paix à son âme, car il n’est nullement en cause de façon directe et je ne l’ai choisi que pour sa grande notoriété dans le monde du spectacle), je fais allusion aux traitements de cette même information (la commémoration de l’abolition de l’esclavage) par les médias français.

Un exemple, très simple et parfaitement clair. Le 10 mai 2006, dans son édition du matin et pour célébrer cette date, France-Inter, chaîne nationale majeure, a reçu deux invités pour débattre de cette question. Qui étaient-ils ? Je vous le donne en mille (ce qui, à l’origine de cette jolie expression, veut dire, je vous autorise mille réponses pour trouver la bonne !). Olivier Pétré-Grenouilleau  que j’ai déjà évoqué ? Un autre historien de la traite ? A la rigueur Maryse Condé ? Edouard Glissant (alors encore vivant) ? Ne cherchez pas davantage, car vous le donnerais-je en dix-mille que vous ne trouveriez pas davantage! Les deux invités de France-Inter étaient Lilian Thuram et Joey Star, un footballeur en retraite et un chanteur de rap habitué des tribunaux.

Le premier a la particularité de porter lunettes et d’avoir le talent, rare chez les footballeurs, de parvenir à faire deux phrases de suite. Le second, porté à dire n’importe quoi sur n’importe quoi, est, de ce fait, apprécié des médias, même dans les emplois les plus inattendus. On a ainsi pu le voir, naguère, donner des leçons de civisme aux jeunes des banlieues, ce à quoi ne paraît pas le porter de façon naturelle sa tendance, un peu fâcheuse mais constante, à boxer ses petites amies ou, à défaut, les hôtesses de l’air et à faire payer par un innocent, pour son malheur homonyme, ses diverses contraventions.

Ajoutons que Thuram arrête sa carrière pour faire je ne sais quoi et que Star sort un disque. Vous l’aviez deviné ! Heureuse conjonction entre la recherche frénétique d’audience des médias et le mercantilisme de leurs invités ; cette alliance fonde désormais tout notre paysage audiovisuel où l’on n’entend plus que des « peoples » (comme on dit en ces lieux) se voir offrir le prétexte de venir parler de choses auxquelles ils n’entendent rien, pour vendre une marchandise sans rapport avec le propos.

Le prétexte pour les inviter à opiner sur cette question est qu’ils sont, l’un et l’autre, d’origine antillaise. De là à les regarder comme des produits de la culture des Antilles, il y un grand pas que nos médias n’hésitent pas à franchir. Le premier a quitté la Guadeloupe à neuf ans et il est donc guadeloupéen, comme Leconte de Lisle était Réunionnais ; le second est né dans le 93 et n’a donc pas sucé, à la mamelle, la culture créole.

Le rapport spécifique entre toute cette affaire et les Antilles est d’ailleurs un élément du problème, le plus important sans doute. En effet, quoique les Antilles et la Guyane ne représentent que la moitié de la population « domienne » totale, le reste ne semble guère pris en compte.

A ce stade, je me borne à constater qu’en dehors même des quatre lois que j’ai évoquées, l’Etat français intervient, dans toutes ces affaires, d’une façon que je juge souvent excessive ou maladroite et qui, en outre, ne me paraît pas exempte de visées électoralistes et/ou politiciennes.

En effet, un décret a créé, le 5 janvier 2005, suite à un rapport, un « Comité pour la Mémoire de l’Esclavage » qui, le 30 janvier 2006, a été reçu officiellement par le Président Chirac. C’est à cette occasion qu’il a annoncé que la date du 10 mai avait été retenue pour la commémoration de l’abolition de la traite et de l’esclavage.

La composition même de ce Comité est un peu étrange. Il comprend en effet douze membres, parmi lesquels on ne compte que deux Réunionnais (Gilles Gauvin et Françoise Vergès), alors que, comme je l’ai rappelé, la Réunion a, en gros, la même population que la Martinique et la Guadeloupe réunies.

Seconde étrangeté, plus grande encore, alors que la vocation de ce comité est expressément « de mémoire », on n’y trouve aucun historien spécialisé de renom. Les spécialistes de service sont Nelly Schmidt et Marcel Dorigny. La première, dont les collaborations multiples avec Oruno Lara n’ont pas contribué à asseoir la réputation scientifique, donne un peu trop souvent dans le militantisme (ce qui est d’ailleurs sans doute la raison de son choix). Marcel Dorigny, maître de conférences à Paris 8, est, en fait et à l’origine, un spécialiste du libéralisme français au XVIIIe siècle. Sa thèse porte sur les Girondins et il en est venu, récemment et par l’histoire des idées, à la thématique de l’esclavage, nettement plus « porteuse », comme on peut le constater. Il semble clair que ces deux historiens ont été placés dans ce Comité pour leurs positions idéologiques plus que pour leur poids scientifique réel. C’est d’ailleurs ce que reconnaît, sans grand ménagement à leur égard, le Comité lui-même quand il déclare « Aucun des grands historiens français du moment ne se penche sur l’esclavage ». Merci pour les autres !

La marginalité de ces représentants de l’historiographie  française se marque, à l’évidence, à la fois par l’absence de noms qu’on aurait pu attendre sur le plan national, comme  ceux de Pétré-Grenouilleau (contre le livre duquel M. Dorigny a produit une lamentable réponse), J. Mettas, S. Daget, L. Hurbon, J.L. Bonniol, J-M. Filliot ou H. Gerbeau (auquel le Comité s’est borné à offrir un prix au lieu de l’admettre dans son sein). En 2004, Claude Meillassoux, le grand anthropologue français de l’esclavage, vivait encore ; on aurait pu songer à lui, mais encore aurait-il fallu connaître son existence et ses travaux. On aurait pu aussi songer, pour les DOM, à des historiens « domiens » comme C. Wanquet, S. Fuma, J. Petitjean-Roget, H. Elizabeth ou S. Mam Lam Fouck. On les a apparemment oubliés ou plutôt écartés.
         
Ce mode de désignation singulier explique sans doute aussi, de la part de ce Comité, la volonté, tout à fait étrange mais réitérée, de développer en France les recherches sur l’esclavage... comme si elles n’existaient pas. N. Schmidt, chercheur au CNRS, devrait pourtant être informée de sa propre existence, de celle de J.M. Filliot (IRD) et les noms de D. Bebel-Gisler (aujourd’hui décédée, mais qui avait fait toute sa carrière au CNRS, toutefois sans y produire grand chose) ou de L. Hurbon ne peuvent lui être tout à fait inconnus (les approches sociologiques ou anthropologiques de l’esclavage sont tout aussi légitimes que celle de l’histoire).

C. Taubira (femme politique) et F. Vergés (politologue), sur les cas desquelles je reviendrai, viennent de publier sur l’esclavage des livres inattendus, auxquels les médias assurent une flatteuse et constante promotion. Ces ouvrages participent-ils, d’ores et déjà, au renouveau de l’historiographie française dans ce domaine ? Elles ont déjà en tout cas, l’une et l’autre, envahi les télévisions et les radios, ce que les vrais historiens n’ont jamais pu faire. On retrouve donc ici, à nouveau, Jdanov et Bruno Coquatrix !
         
Les modalités de formation de ce Comité expliquent sa composition, mais aussi les problèmes qui s’y posent (Serge Romana a déjà démissionné) ou qu’il suscite (le différend avec Pétré-Grenouilleau qui tient, pour une bonne part, à l’étrange rédaction de la loi Taubira-Delanon).

Mais, ceci est une autre histoire... et j'y reviendrai peut être si les lectrices et les lecteurs le souhaitent.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Comme d'habitude les Américains osent là où nous préférons répéter les mêmes approximations.
Voir la traduction de cet article du New York Times
http://www.pyepimanla.com/mai-juin-2010/textes/ameriques-antilles/mettre-fin-au-jeu-USA.html
Je me suis laissé dire qu'au Ghana (tradition anglaise, beaucoup plus démocratique que la tradition française) la communauté akan/ashanti avait fait poser une ou des plaques commémoratives présentant des excuses pour le rôle qu'elle a joué dans la traite.

usbek a dit…

Au moment des premiers débats franco-français sur la mémoire de la traite, je me souviens qu'Abdou Diouf, alors Présideny de la République du Sénégal, avait émis de fortes réserves, pressentant qu'un jour ou l'autre, des Africains seraient inévitablement et fort logiquement mis en cause. Usbek