On
constatera dans la suite que, pour tout ce qui concerne l'esclavage africain,
les meilleures des sources, qui dispensent pratiquement de consulter tout autre
ouvrage, sont les deux grands livres de l'anthropologue Claude Meillassoux,
récemment disparu. Ce sont, en 1975, son livre L'esclavage en Afrique pré-coloniale publiée à Paris chez Maspero
et dont le titre se passe de commentaires mais aussi son Anthropologie de l'esclavage dont la première édition date de 1986,
mais qui a été republié en 1998, à Paris également, aux Presses Universitaires
de France.
Ma
première remarque et la plus évidente est que, comme le prouve le titre même du
premier livre de C. Meillassoux, l'esclavage a commencé en Afrique, bien avant
que les Arabes d'abord, les Européens ensuite, y mettent les pieds pour y
trouver des esclaves. Ils ont pu le faire et en organiser le commerce d'autant
plus facilement que la tradition de l'esclavage local était installée et
courante depuis fort longtemps.
Deuxième
remarque. Cet esclavage traditionnel présentait des différences avec ceux qui ont
suivi, mais il est en même temps évident que les procédures de l'esclavage
moderne, et en particulier de l'esclavage occidental, se sont inspirées des us
et coutumes de l'esclavage intrafricain traditionnel. Même s'il est risqué de
le dire, sauf à se faire traiter de raciste ou de colonialiste (ou les deux),
le fameux Code noir français est,
dans plusieurs de ses dispositions, proche des traditions de l'esclavage africain,
sur lequel les rédacteurs de ce code avaient dû, de toute évidence, être
informés.
Troisième
remarque, qui a déjà été faite et sur laquelle je passerai sans m'attarder : il
est évident que toute condamnation comme "crime contre l'humanité" de
la traite française ne saurait exempter de responsabilité, dans cette affaire,
les Africains qui non seulement ont pratiqué cet esclavage bien avant l'arrivée
des Européens mais qui surtout, dans ce commerce arabo-musulman et ensuite
européen, étaient les VENDEURS, qui, dans toutes les pratiques illicites, sont
considérés comme plus coupables et condamnable que les ACHETEURS des produits
interdits.
La
première remarque étant irréfutable tout comme la troisième, je me bornerai,
faute d'espace, à apporter des éléments à la deuxième. Je me bornerai à
rappeler, une fois de plus, que mes propos se fondent sur les conclusions de
tous les spécialistes de la traite et de l’esclavage en Afrique et je ne
citerai, pour achever ce point, que quelques lignes de Claude Meillassoux à propos des noms de "nations"
d'esclaves alors que pour de multiples raisons, la plupart d'entre elles n'ont
guère de sens et que tous celles et ceux qui se servent de ces noms de "nations"
pour identifier les langues que parlaient ces esclaves ignorent tout des
réalités historiques et linguistiques de l'Afrique :
“ Ces
termes [les noms de “ nations ”
d’esclaves comme Bambara, Congo, etc. ] ne s'appliquent pas, en réalité, à
des ethnies ou à des formations politiques précises, mais à un ensemble confus
de populations diverses, celles parmi lesquelles s'approvisionnent les
pourvoyeurs d'esclaves, guerriers ou marchands. Ces noms imprécis, mal
différenciés, désignent aux yeux des esclavagistes des populations ayant un
caractère commun : une rusticité qui confine à la bestialité, l'ignorance,
l'infériorité intellectuelle, l'amoralité et la pratique d'actes de sauvagerie
(comme le cannibalisme généralement), traits qui les prédisposeraient donc à la
capture et à une exploitation semblable à celle que subissent les animaux"
(1998 : 75).
J'ajoute
que c'est le même mot ("galb" ou "galab" - je ne sais
comment l'écrire -) qui désigne le conducteur de bovins et celui qui dirige un
convoi d'esclaves!
Cet
aspect est tout à fait capital; l’idée de déduire la langue que parlaient les
esclaves de celle dont on usait dans le lieu où ils étaient
“ traités ”, aussi bien pour être asservis sur place que transportés
au-delà des mers, est totalement absurde,
car elle est contraire à toutes les réalités de la traite et de l’esclavage
africain. Sur ce point, pour être bref, je citerai encore C. Meillassoux dont
les travaux, conduits souvent dans la perspective de l’économie et de l’anthropologie,
apportent des lumières aussi décisives qu’incontestables ; pour aller vite, je
rassemble quelques citations majeures toutes prises dans son livre réédité en
1998 :
"Les
armées opèrent couramment à 1000 km et plus de leurs bases" (1998 : 48)
"Par
la capture et la traite, le captif est engagé dans un processus d'extranéité
qui le prépare à son état d'étranger absolu dans la société où il sera livré.
L'esclave vient toujours de loin [souligné par moi]. Son extranéité commence
avec son exotisme […] La valeur des captifs augmente avec la distance, obstacle
insurmontable à l'évasion" (68).
Au
déplacement que les marchands imposent à leur bétail humain s'ajoutent les
distances, toujours croissantes, que les guerriers doivent parcourir pour
exploiter de nouvelles garennes. […] L'esclave n'est jamais un voisin [souligné par moi]." (1998 : 69).
Toutes
ces circonstances expliquent, en particulier, la disparition des langues africaines
et l'émergence de créoles qui ne les rappellent en rien. On s’est souvent
interrogé sur ce problème, d’une façon généralement pas très sérieuse, car un
processus sociolinguistique ne peut être compris que si l’on détermine, aussi
exactement que possible, les conditions socio-historiques et socio-économiques
dans lesquelles il s’est produit. Une telle démarche, de nature scientifique,
suppose qu’on dépasse un peu le stade des rêveries romantiques (la méditation
sur la mort des langues s’apparente à la poésie des ruines) ou idéologiques;
sur ce dernier point, la dénonciation de la “ glottophagie
coloniale ”, un moment en vogue, n’est qu’un aspect particulier de la
“ guerre des langues ”.
Je
dois prévenir les procès d’intention qu’on ne manquera pas de me faire dans la mesure
où je vois nombre de rapports entre l’esclavage en Afrique et dans les colonies
européennes. Même si, en Afrique, les conditions serviles sont plus
diversifiées que dans les Isles (les "esclaves de peine"
accomplissent toutes les tâches, sans limitation de temps et à toutes heures du
jour et de la nuit ; les "esclaves mansés" peuvent eux cultiver un
lopin; l’"esclave casé " est une sorte de métayer ; l’"esclave
manumis" est au sommet de la hiérarchie sociale servile, cf. Meillassoux,
1998 : 117 et suiv), l’esclavage local y est souvent très dur.
Là
encore je me limiterai à quelques faits relevés chez C. Meillassoux, mon but n’étant pas de faire un recueil
d’anecdotes anti-esclavagistes (comme au XVIIIe siècle!), mais de distinguer
certains caractères qui peuvent relier l’Afrique aux colonies européennes à cet
égard et expliquer des aspects anthropologiques.
"Dans
la région sahélo-soudanienne, l'esclavage est à la fois très ancien et
exemplaire" (1998 : 43). Le titre du chapitre V du livre de Meillassoux
est significatif quant à la condition des esclaves "Non nés et morts en
sursis" (1998 : 99). En effet, s’il n’y a pas la possibilité de réduire
les captifs en esclavage, ils sont impitoyablement exécutés; c’est ce qui se
produira d’ailleurs après la fin de la traite atlantique, la fin de ce commerce
empêchant désormais nombre de captifs
d'être vendus et les condamnant à une mort immédiate".
Cet
état de mort en sursis est symbolisé par des pratiques :
"Par
le rasage du crâne, on simule une naissance fictive; leur acquéreur est dit
être leur père […] Ils ne sont pas des personnes ; souvent ils ne portent pas de
nom." [...] "Ils sont des objets"; le terme de "
cheptel vif" est assez significatif. (108-109).
"Ils
lui [au maître] sont livrés sans
restriction. Celui-ci peut les châtier, même à mort, sans encourir de
responsabilité" (1998 : 115). "Ils doivent adopter la langue de leurs maîtres".
On
s’étonne souvent, en Afrique comme dans les colonies, du nombre réduit de
révoltes alors que les conditions de servitude sont souvent très dures, sinon
atroces; je partage assez largement sur ce point l’explication que donne
Meillassoux :
"Les
cas de rebellions d'esclaves sont rares […] La dépersonnalisation, l'idéologie
dont étaient imprégnés ces femmes et ces adolescents dès leur entrée dans
l'esclavage, les peines et la terreur qu'inspiraient les châtiments cruels,
l'action collective de la masse des maîtres face à la désorganisation des
esclaves [ l’expliquent]. Plus
l'exploitation est dure, plus elle écarte l'exploité des connaissance et du
temps libre et plus les moyens de la prise de conscience sont diminués. A
l'inverse de ce que distille le romantisme révolutionnaire, la révolution n'est
pas proportionnellement inverse à la répression. Au-delà d'un certain seuil,
les êtres humains sont écrasés sous les nécessités de la survie" (1998 :
312).
Faut-il
une suite à tout cela ?
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