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vendredi 26 octobre 2012

L'esclavage (6) : l'esclavage africain


 
Si je veux pas que cette série de posts sur l'esclavage, un peu imprévue au départ puisqu'elle a été suscitée par la visite inattendue de François Hollande à la "maison des esclaves" de Gorée, dure indéfiniment vu l'ampleur du sujet, il faut que j'envisage, aujourd'hui au mieux, demain au pire, d'y mettre un terme. Il me reste à parler de l'esclavage africain ou plus précisément, comme disent certains auteurs, de l'esclavage intra-africain.

On constatera dans la suite que, pour tout ce qui concerne l'esclavage africain, les meilleures des sources, qui dispensent pratiquement de consulter tout autre ouvrage, sont les deux grands livres de l'anthropologue Claude Meillassoux, récemment disparu. Ce sont, en 1975, son livre L'esclavage en Afrique pré-coloniale publiée à Paris chez Maspero et dont le titre se passe de commentaires mais aussi son Anthropologie de l'esclavage dont la première édition date de 1986, mais qui a été republié en 1998, à Paris également, aux Presses Universitaires de France.

Ma première remarque et la plus évidente est que, comme le prouve le titre même du premier livre de C. Meillassoux, l'esclavage a commencé en Afrique, bien avant que les Arabes d'abord, les Européens ensuite, y mettent les pieds pour y trouver des esclaves. Ils ont pu le faire et en organiser le commerce d'autant plus facilement que la tradition de l'esclavage local était installée et courante depuis fort longtemps.

Deuxième remarque. Cet esclavage traditionnel présentait des différences avec ceux qui ont suivi, mais il est en même temps évident que les procédures de l'esclavage moderne, et en particulier de l'esclavage occidental, se sont inspirées des us et coutumes de l'esclavage intrafricain traditionnel. Même s'il est risqué de le dire, sauf à se faire traiter de raciste ou de colonialiste (ou les deux), le fameux Code noir français est, dans plusieurs de ses dispositions, proche des traditions de l'esclavage africain, sur lequel les rédacteurs de ce code avaient dû, de toute évidence, être informés.

Troisième remarque, qui a déjà été faite et sur laquelle je passerai sans m'attarder : il est évident que toute condamnation comme "crime contre l'humanité" de la traite française ne saurait exempter de responsabilité, dans cette affaire, les Africains qui non seulement ont pratiqué cet esclavage bien avant l'arrivée des Européens mais qui surtout, dans ce commerce arabo-musulman et ensuite européen, étaient les VENDEURS, qui, dans toutes les pratiques illicites, sont considérés comme plus coupables et condamnable que les ACHETEURS des produits interdits.

La première remarque étant irréfutable tout comme la troisième, je me bornerai, faute d'espace, à apporter des éléments à la deuxième. Je me bornerai à rappeler, une fois de plus, que mes propos se fondent sur les conclusions de tous les spécialistes de la traite et de l’esclavage en Afrique et je ne citerai, pour achever ce point, que quelques lignes de Claude Meillassoux  à propos des noms de "nations" d'esclaves alors que pour de multiples raisons, la plupart d'entre elles n'ont guère de sens et que tous celles et ceux qui se servent de ces noms de "nations" pour identifier les langues que parlaient ces esclaves ignorent tout des réalités historiques et linguistiques de l'Afrique :

“ Ces termes [les noms de “ nations ” d’esclaves comme Bambara, Congo, etc. ] ne s'appliquent pas, en réalité, à des ethnies ou à des formations politiques précises, mais à un ensemble confus de populations diverses, celles parmi lesquelles s'approvisionnent les pourvoyeurs d'esclaves, guerriers ou marchands. Ces noms imprécis, mal différenciés, désignent aux yeux des esclavagistes des populations ayant un caractère commun : une rusticité qui confine à la bestialité, l'ignorance, l'infériorité intellectuelle, l'amoralité et la pratique d'actes de sauvagerie (comme le cannibalisme généralement), traits qui les prédisposeraient donc à la capture et à une exploitation semblable à celle que subissent les animaux" (1998 : 75).

J'ajoute que c'est le même mot ("galb" ou "galab" - je ne sais comment l'écrire -) qui désigne le conducteur de bovins et celui qui dirige un convoi d'esclaves!

Cet aspect est tout à fait capital; l’idée de déduire la langue que parlaient les esclaves de celle dont on usait dans le lieu où ils étaient “ traités ”, aussi bien pour être asservis sur place que transportés au-delà des mers, est totalement absurde, car elle est contraire à toutes les réalités de la traite et de l’esclavage africain. Sur ce point, pour être bref, je citerai encore C. Meillassoux dont les travaux, conduits souvent dans la perspective de l’économie et de l’anthropologie, apportent des lumières aussi décisives qu’incontestables ; pour aller vite, je rassemble quelques citations majeures toutes prises dans son livre réédité en 1998 :

"Les armées opèrent couramment à 1000 km et plus de leurs bases" (1998 : 48)
"Par la capture et la traite, le captif est engagé dans un processus d'extranéité qui le prépare à son état d'étranger absolu dans la société où il sera livré. L'esclave vient toujours de loin [souligné par moi]. Son extranéité commence avec son exotisme […] La valeur des captifs augmente avec la distance, obstacle insurmontable à l'évasion" (68).

Au déplacement que les marchands imposent à leur bétail humain s'ajoutent les distances, toujours croissantes, que les guerriers doivent parcourir pour exploiter de nouvelles garennes. […] L'esclave n'est jamais un voisin [souligné par moi]." (1998 : 69).

Toutes ces circonstances expliquent, en particulier, la disparition des langues africaines et l'émergence de créoles qui ne les rappellent en rien. On s’est souvent interrogé sur ce problème, d’une façon généralement pas très sérieuse, car un processus sociolinguistique ne peut être compris que si l’on détermine, aussi exactement que possible, les conditions socio-historiques et socio-économiques dans lesquelles il s’est produit. Une telle démarche, de nature scientifique, suppose qu’on dépasse un peu le stade des rêveries romantiques (la méditation sur la mort des langues s’apparente à la poésie des ruines) ou idéologiques; sur ce dernier point, la dénonciation de la “ glottophagie coloniale ”, un moment en vogue, n’est qu’un aspect particulier de la “ guerre des langues ”.

Je dois prévenir les procès d’intention qu’on ne manquera pas de me faire dans la mesure où je vois nombre de rapports entre l’esclavage en Afrique et dans les colonies européennes. Même si, en Afrique, les conditions serviles sont plus diversifiées que dans les Isles (les "esclaves de peine" accomplissent toutes les tâches, sans limitation de temps et à toutes heures du jour et de la nuit ; les "esclaves mansés" peuvent eux cultiver un lopin; l’"esclave casé " est une sorte de métayer ; l’"esclave manumis" est au sommet de la hiérarchie sociale servile, cf. Meillassoux, 1998 : 117 et suiv), l’esclavage local y est souvent très dur.

Là encore je me limiterai à quelques faits relevés chez C. Meillassoux,  mon but n’étant pas de faire un recueil d’anecdotes anti-esclavagistes (comme au XVIIIe siècle!), mais de distinguer certains caractères qui peuvent relier l’Afrique aux colonies européennes à cet égard et expliquer des aspects anthropologiques.

"Dans la région sahélo-soudanienne, l'esclavage est à la fois très ancien et exemplaire" (1998 : 43). Le titre du chapitre V du livre de Meillassoux est significatif quant à la condition des esclaves "Non nés et morts en sursis" (1998 : 99). En effet, s’il n’y a pas la possibilité de réduire les captifs en esclavage, ils sont impitoyablement exécutés; c’est ce qui se produira d’ailleurs après la fin de la traite atlantique, la fin de ce commerce empêchant désormais  nombre de captifs d'être vendus et les condamnant à une mort immédiate".

Cet état de mort en sursis est symbolisé par des pratiques :

"Par le rasage du crâne, on simule une naissance fictive; leur acquéreur est dit être leur père […] Ils ne sont pas des personnes ; souvent ils ne portent pas de nom." [...] "Ils sont des objets"; le terme de " cheptel vif" est assez significatif. (108-109).

"Ils lui [au maître] sont livrés sans restriction. Celui-ci peut les châtier, même à mort, sans encourir de responsabilité" (1998 : 115). "Ils doivent adopter la langue de leurs maîtres".

On s’étonne souvent, en Afrique comme dans les colonies, du nombre réduit de révoltes alors que les conditions de servitude sont souvent très dures, sinon atroces; je partage assez largement sur ce point l’explication que donne Meillassoux :

"Les cas de rebellions d'esclaves sont rares […] La dépersonnalisation, l'idéologie dont étaient imprégnés ces femmes et ces adolescents dès leur entrée dans l'esclavage, les peines et la terreur qu'inspiraient les châtiments cruels, l'action collective de la masse des maîtres face à la désorganisation des esclaves [ l’expliquent]. Plus l'exploitation est dure, plus elle écarte l'exploité des connaissance et du temps libre et plus les moyens de la prise de conscience sont diminués. A l'inverse de ce que distille le romantisme révolutionnaire, la révolution n'est pas proportionnellement inverse à la répression. Au-delà d'un certain seuil, les êtres humains sont écrasés sous les nécessités de la survie" (1998 : 312).

Faut-il une suite à tout cela ?

 

 

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