D'aucuns
s'inquiètent, ici même, sur le sort des sciences humaines et sociales (dans le jargon
universitaire SHS) au sein de la recherche française ; aucune raison à cela puisqu'une chercheuse (ou "chercheure"
à la mode québécoise) au Laboratoire Communication et Politique du CNRS (LP
3255-20), auteur d'une thèse intitulée "Le fait divers à la télévision
française (1950-2006)", Claire Sécail vient de publier un ouvrage, apparemment
tiré de cette thèse, même s'il s'intitule Le
crime à l'écran, avec un titre quelque peu racoleur ; après tout il faut
bien vivre, vu la modeste rémunération que perçoit une chargée de recherche au
CNRS.
Je n'ai évidemment
lu ni la thèse ni le livre et je n'ai pas la moindre intention de le faire, car
je me suis déjà forgé mon opinion à ce propos, et cela depuis bien longtemps.
Si j'ai bien
compris ses interviews de promo, cette chercheu(s/r)e ne partage pas le point
de vue de P. Bourdieu qui considérait, non sans bon sens, que, surtout dans
l'information, « les faits divers sont une diversion » ; j'ai personnellement
une interprétation, un peu complémentaire à celle de Bourdieu, qui est que la
plupart des journalistes, surtout dans nos médias audiovisuels, sont enclins à
parler d'à peu près n'importe quoi... sauf de ce que l'on attend d'eux mais qui
supposerait, de leur part, un minimum de travail d'information et même parfois
de connaissances, voire de culture.
Si j'ai bien lu
les propos qu'on prête à C. Sécail, les années 70 marqueraient l'apparition du
fait divers à la télé (encore toute récente) et traduiraient une libération de
la parole dans la société ; évolution post soixante-huitarde en somme, comme le
porno au cinéma ! Toujours selon les propos qu'on lui prête, c'est à partir des
années 80 qu'on assiste à un nouveau basculement, le fait divers prenant la
première place dans les journaux télévisés. Ce succès s'expliquerait, à l'en
croire, dans la mesure où le téléspectateur se sent proche affectivement de
l'événement. (Ben voyons ! Qui n'a pas quelques débris humains ou un ou deux
bébés dans son congélateur ?). Une telle rubrique serait donc « très
démocratique » ; selon C. Sécail, c'est au début des années 2000 que le genre
conquiert ses lettres de noblesse avec l'émission de France2 "Faites
entrer l'accusé" de Christophe Hondelatte.
On a compris que
je suis en assez large désaccord avec ces points de vue, mais l'évocation de
cette dernière émission me rappelle que j'ai écrit à son propos un blog en mai
2008 publié dans le Nouvel Obs.com sous le titre « D'Albert Londres à Jacques
Pradel : Nelson Montfort et Christophe Hondelatte". J'ai pris la peine de
le rechercher et je vous en livre donc ici la seconde partie qui résume assez
brièvement et opportunément mon point de vue sur cette question et sur cette émission.
"C’est ainsi qu’il [Hondelatte] nous a proposé (j’allais dire « infligé ») dans "Faites entrer l’accusé" "Nathalie Le Sckrill l’étrangleuse". Le problème, avec ce genre d’émission et les moyens dont elle dispose, est qu’on n’a rigoureusement rien à y montrer, pas même « l’étrangleuse » en question, qui, ayant, comme on dit, « refait sa vie », n’aucune envie de se faire voir à la télé. Que reste-t-il à Hondelatte ? Force lui est de se contenter d’une pauvre rouquine de juge d’instruction qui, quoique ayant investi chez le coiffeur et l’esthéticienne, n’a pas grand chose à montrer non plus et moins encore à dire.
Il est, en effet, clair aux yeux de tous, sauf de la police, que Nathalie, en instance de divorce, a trucidé son mari, qui a soudain disparu après une dispute avec elle. Le seul problème est qu’on ne trouve pas le corps, qu’on ne cherche d’ailleurs pas. Il sera découvert, dans un bois proche où il avait été simplement jeté, sans autre forme de dissimulation. Les faits se passent en hiver, sans quoi promeneurs, chasseurs ou ramasseurs de champignons l’auraient tout de suite trouvé.
Il n’y a donc rien à dire sur cette affaire et pour meubler l’heure que dure hélas l’émission, il faut interminablement faire causer, sur rien du tout, l’insipide juge d’instruction rouquine (qui nous sort, tout de même, quelques plaisantes bourdes du style « des questions acérées » qu’elle entend poser et même, mais peut-être ai-je mal entendu, les airs de « matra [sic] dolorosa » que prenait parfois Nathalie). Les deux gendarmes, dont c’est assurément l’heure de gloire, rasés de près et sortant, eux aussi, de chez le coiffeur, ont beau arborer leurs plus beaux atours militaires, avec des chemises pourvues de tous les plis réglementaires, on s’ennuie ferme.
Toutefois, les deux vraies vedettes de l’émission sont une chaise d’écolier qui, dans la sémiotique hondelattienne, symbolise, dans des plans successifs, les interrogatoires et une antique machine à écrire verte (les faits se passent en 1994), modèle Olivetti 1965, qui figure, elle, à peu de frais, les déclarations contradictoires, puis les aveux de l’accusée. Quand Nathalie se dérobe, on a de longs plans fixes de la machine posée sur le bureau ; en revanche, quand elle parle ou avoue, une main invisible tape et nous avons droit à des plans rapprochés, encore plus long, de cette même machine mais « en action ». On est clairement ici à mi-chemin entre l’expressionnisme post-pictural chromatique et le pop-art. Un grand moment de cinéma en somme, mais un peu trop décalé !
Pour pareil sujet, France 2 n’a toutefois pas donné à Hondelatte les moyens de ses ambitions et l'opportunité de nous faire du Maupassant ou du Zola, avec des comédiens et une vraie reconstitution des faits. Dommage, car le mari étranglé étant un jockey et Nathalie l'étrangleuse étant, comme lui, « de petite taille », on aurait pu faire un intéressant « Nathalie, ange et démon » avec Passepartout comme mari et Mimi Mathy dans le rôle titre (quoiqu'elle soit sans doute bien trop chère !). Il n’en est rien hélas et, d’après les informations que j’ai pu avoir, seuls 487 téléspectateurs ont suivi l’émission jusqu’au bout, avec en outre cette restriction que les trois-quarts d’entre eux dormaient sans doute déjà depuis longtemps pour le générique de fin.
Le seul vrai mystère de l’affaire réside dans le fait que « Nathalie l’étrangleuse », condamnée à vingt ans dont treize incompressibles, a été libérée au bout de sept ans!"
En réalité,
l'évolution est un peu plus compliquée que ne le dit cette chercheu(r/s)e puisque
si la réflexion politique ou géopolitique a, à peu près complètement disparu des
JT des principales chaînes, elle y a été remplacée en trente ans par trois
sujets, successifs et/ou simultanés : la Bourse, la Météo, et le Crime.
Curieusement ou miraculeusement, le sigle qu'on peut tirer des initiales de ces
trois noms, BMC, est celui qui désignait autrefois dans l'armée les « bordels
militaires de campagne »! Le hasard fait décidément bien les choses!
Sauf sur BFN-TV,
la Bourse n'a guère résisté à la crise financière ; la Météo, elle, continue à
triompher sur les deux principales chaînes (où les grenouilles d'antan sont
remplacées par deux sauterelles sexagénaires qui ne voient pas le (mauvais)
temps passer). Quant au Crime, il demeure l'élément majeur de notre paysage
audiovisuel, tant par les feuilletons américains qu'on ne cesse d'y programmer au
mépris des quotas que par les informations elles-mêmes. S'y ajoutent désormais
les multiples documentaires de la TNT ou de la Huit qui rivalisent avec la
fiction, mais en se bornant à filmer, des heures durant, des "flics au
boulot" qui, ravis de passer à la télé, y miment à plaisir la police
scientifique ou les Rambos des séries américaines. Bref, à la télé française,
BMC à tous les étages !
Dire que
l'envahissement de nos écrans par le fait divers, criminel de préférence, correspond
à une évolution "sociale" est sans doute une ânerie. Le nombre des
faits divers traités dans les journaux télévisés a augmenté, en dix ans, de
près de 73 % alors que la criminalité n'a fort heureusement pas marqué la même
augmentation de volume en dépit du match permanent entre la Corse et Marseille (2-1 pour la Corse lors du dernier week-end).
Les journaux télévisés du soir en 2012 ont consacré 2062 "sujets" aux
faits divers, alors qu'il n'y en avait encore qu'un peu plus de 1000 en 2003
(source INA). C. Sécail, sociologue, ethnologue ou anthropologue (je ne sais
pas trop et la dispute sur ces termes reprend !) devrait donc examiner d'un peu
plus près les chiffres qui fondent de son raisonnement. Une autre indication
intéressante est la comparaison de la part consacrée aux faits divers par les
différentes chaînes. Selon les mêmes sources de l'Institut National de l'Audiovisuel,
le pourcentage, qui n'est que de 1,1 % pour Arte, monte à 9,4 % pour M6.
Somme toute et
après tout, ici comme partout, on a l'information qu'on mérite !
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