Je ne veux pas m'attarder ici sur des aspects que j'ai déjà soulignés à de multiples reprises et, récemment encore, dans mes précédents blogs. Ils tiennent à ce que nous avons une fâcheuse tendance à juger des situations du Sud à partir de celles du Nord, en privilégiant abusivement des d'éléments apparemment objectifs et incontestables comme la baisse du prix des appareils et des accès aux techniques nouvelles de communication et d'information, en ne prenant jamais en compte la globalité des réalités quotidiennes nationales.
Le discours affiché et dominant, depuis le Sommet de Bucarest (2006) jusqu’à la récente réunion en Haïti du « Groupe d'épanouissement social, technique et éducatif » (GESTE) à l’occasion de la Journée mondiale des technologies de l'information et de la communication (TIC) que j'évoquais dans les précédents blogs, témoigne d'une totale ignorance (méconnaissance ou occultation ?) des réalités des pays du Sud, en tout cas de celles qui se situent en dehors des salons VIP des aéroports, des grands hôtels internationaux et des ministères nationaux climatisés. Il est carrément révoltant et même tout à fait scandaleux de lire les propos que j'ai rapportés dans mon blog (numéro 2) sur cette question. J’en rappelle une phrase essentielle et qui suffit largement caractériser ce point de vue : « Avec l'aide de l'internet (E-Learning), il est possible de former les jeunes [ Haïtiens] évoluant dans les communautés rurales. L'apprentissage à l'aide de l'internet se fait à distance et est moins coûteux que celui qui se fait traditionnellement. Avec l'apprentissage à distance, les jeunes vivant dans le milieu rural, n'auront pas besoin de quitter leur communauté pour aller étudier dans les villes ».
Il est assurément possible, gratifiant et même peut-être valorisant, dans une réunion internationale sur le développement en Haïti, d'évoquer la perspective du « e-learning » et la possibilité pour les jeunes ruraux haïtiens, au fond de leur mornes, de s’occuper à pianoter sur leurs ordinateurs pour s'éviter de devoir faire des kilomètres à pied, matin et soir, pour rejoindre l'école la plus proche et y suivre quelques enseignements, mais comment ose-t-on proférer pareilles sottises ?
Un excellent état de la problématique des TIC a été établi (circa 2004-5) par Jean-Marie Raymond Noel (Université d’Etat d’Haïti) sous le titre très clair « TIC et développement durable en Haïti : bilan et perspectives ». Le bilan est simple et parlant :
« Le récent Indice d’Accès Numérique (DAI) calculé par l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) place Haïti en 152ème position sur 178 pays, pour une valeur de 0,15 contre 0,85 pour la Suède classée en première position1. Cet indice mesure la possibilité pour les individus d’un pays d’accéder et d’utiliser les technologies de l’information et de la communication (TICs), en considérant cinq (5) catégories de variables : l’infrastructure, le coût d’accès, le niveau de connaissance, la qualité de l’accès, l’utilisation. Pour approximative que soit la méthodologie utilisée, le DAI a le mérite de tenter une catégorisation objective des pays en termes d’accès aux TICs et de permettre une évaluation quantitative de la fracture numérique tant internationale que domestique.
Avec cette valeur de 0,15, Haïti se retrouve dans le dernier peloton : celui des pays à faible accès, et est le plus mal classé de tous les pays du continent américain. Le Nicaragua (0,19) et le Honduras (0,29) sont les deux autres pays du continent à se retrouver dans ce lot des mal classés (DAI < 0,30). Haïti se démarque ainsi très nettement de ses voisins immédiats qui se retrouvent tous dans les classes supérieures, comme le montre le tableau suivant : Etats-Unis (0,78), Jamaïque (0,53), Rép. Dominicaine (0,42) , Cuba (0,38), Haïti (0,15).
Pourtant, grâce à la conjonction d’un ensemble d’éléments favorables - relative jeunesse de la population, position géographique d’Haïti, optimisme des investisseurs privés, engagement de la communauté internationale dans ce domaine -, le pays avait démarré la course du numérique presqu’en même temps que les autres pays de l’Amérique latine et des Caraïbes. Les premières connexions ont commencé en 1995, et malgré un coup d’arrêt à la suite d’une décision maladroite du régulateur en septembre 99, l’écart n’était pas encore significatif avec la région où moins de 1 % de la population des grandes villes étaient connectés en 1998. Entre 2000 et 2002, le pays a fait des pas très significatifs avec une nette amélioration de la télédensité par suite d’une certaine libéralisation du secteur, et la croissance de l’offre de services Internet selon l’un ou l’autre des modes d’accès suivants : dial-up, radio, accès direct par satellite. Mais, il faut reconnaître que ce développement technologique rachitique dont fait état la valeur du DAI est réel et constitue la résultante logique des difficultés du pays sur le plan infrastructurel, sur le plan des ressources humaines et surtout sur le plan politique. L’inversion de la tendance requiert des dispositions politiques, des choix d’investissement dans l’innovation technologique par exemple, même s’ils ne sont pas évidents dans un pays marqué par une situation d’insatisfaction chronique des besoins primaires de la population. Dans ces conditions, la question de la connexion des TICs avec le développement durable se pose dans toute son acuité ».
Et l’auteur de conclure : « La demande existe. Malgré les difficultés de toutes sortes inhérentes à l’inadéquation des réseaux téléphonique et électrique, malgré le prix exorbitant des équipements, malgré la fragilité de la situation socio-économique de ces dernières années, le nombre de fournisseurs d’accès, le nombre d’institutions connectées, le nombre de particuliers ayant directement ou indirectement accès à Internet ont considérablement crû ».
Je ne sais pas où en est actuellement en Haïti le projet IFADEM (« Initiative de formation à distance des maîtres ») que met en oeuvre la Francophonie dans quatre Etats du Sud, dont Haïti. Il vise à former les instituteurs haïtiens à la didactique du français, langue dans laquelle ils ont souvent, eux-mêmes, une compétence très limitée. On pourra certes alléguer, en la circonstance, que le séisme de janvier 2010, survenu alors que le projet était encore dans sa phase initiale, n’a pas facilité les choses. Cependant, la moindre connaissance de la réalité rurale haïtienne montre toutes les difficultés voire l’inadaptation totale d'une telle approche comme laisse pressentir le bilan établi par Jean-Marie Raymond Noel.
Dieu sait que je ne suis en rien ennemi de l'utilisation, en particulier dans la diffusion du français, des techniques modernes d'information et de communication puisque, depuis vingt ans, je milite en faveur d’un dispositif audio-visuel universel de diffusion de langue française dans le monde. Toutefois, encore faut-il utiliser les TIC de façon réaliste, intelligente et surtout adaptée, en prenant en compte, au premier chef, la situation des pays où on entend les utiliser. Il est évident que, dans des cas comme en Haïti ou à Madagascar (deux des pays de ce programme),vouloir mettre en oeuvre un dispositif comme l’IFADEM relève de la gageure, d’abord du fait même de l'absence de réseaux électriques fiables et de systèmes de communications téléphoniques efficaces.
J'ai entendu des centaines de fois dans le Sud des étudiants comme des enseignants se plaindre des tarifs trop élevés des communications téléphoniques et, plus récemment, du coût exorbitant pour eux de l'usage des accès à l'Internet (cf. ci-dessus blog n° 1). Va-t-on enfin admettre l'évidence c'est-à-dire que les gens qui peuvent, chez eux, avoir un accès Internet et un ordinateur personnel constituent une infime minorité de ce que prétendent viser les apôtres de l'usage des TIC dans le développement ? Sans doute, dans certains cas, en particulier quand on a accès à un centre REFER par exemple mis en place par l’AUF, peut-on espérer profiter de cette facilité. En revanche, dans le cas des cybercafés (dont l’immense majorité se trouve à Port-au-Prince même), il faut s'armer d'une infinie patience pour avoir par chance accès à un ordinateur utilisable, à un moment où il est en mesure de fonctionner, le courant électrique n'étant pas coupé.
Comment peut-on ignorer à ce point des réalités de cette nature ? Le blog étant, faut-il le répéter une fois de plus, un genre court, je me limiterai au seul problème de la diffusion du français dans les pays du Sud de l'espace francophone, ce qui en exclut, naturellement, « l’ultramarin » français (qu’on nommait naguère encore les DOM) où le niveau de développement est en gros comparable à celui de la France (il en est un peu de même pour un Etat comme les Seychelles qui constituent, sur ce plan, une remarquable exception).
Former par les TIC les enseignants de français est une idée à laquelle je souscris totalement ; je la propose même sans succès depuis au moins depuis 20 ans mais sous une forme tout à fait différente. Il me semble en effet que pour former les professeurs de français la condition liminaire et essentielle est qu'ils aient eux-mêmes, au départ, une compétence minimale dans cette langue, ce qui, souvent, dans le Sud, est très loin d'être le cas dans un certain nombre de pays dont naturellement Haïti et bon nombre de pays francophones d'Afrique.
Une stratégie raisonnable et efficace en matière de diffusion du français devrait consister, non pas à vouloir former à la didactique du français des enseignants qui, pour la plupart, ignorent l'essentiel de cette langue ou n’y ont qu’une compétence réduite et, en tous cas, insuffisante, mais à mettre en place un dispositif général pour diffuser le français auprès de l'ensemble des populations, étant entendu, bien évidemment, que dans cet ensemble, seraient inclus les professeurs de français eux-mêmes, auxquels on pourrait du même coup faire acquérir, avant toute formation pédagogique, une compétence minimale dans ce qui devrait être leur spécialité ultérieure d'enseignement.
N’est-ce pas là le bon sens ?
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