« La République Française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que dans l’océan Indien d’une part et l’esclavage d’autre part [...] perpétrés à partir du XVe siècle contre des populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité ».
Cet extrait majeur du texte de la loi Taubira-Delannon que je vais examiner contient plusieurs erreurs ou approximations qu’on aurait dû éviter dans un texte aussi important, le législateur étant réputé, selon le poncif juridique bien connu, pour légiférer « dans sa grande sagesse ».
Les textes de lois sont préalablement soumis à des juristes (Il y a, en outre, une Commission des lois) ; il n’aurait pas été mauvais non plus de faire lire le projet par un véritable historien, car C. Taubira-Delannon n’était pas encore historienne à cette époque, faute d’avoir publié son livre L’Esclavage raconté à ma fille.
« Avez-vous un texte ? » disait, avant tout débat, le grand Fustel de Coulanges. La loi en cause apparaît dans tous les documents officiels sous la référence « 2001-434 du 21 mai 2001 », la version « consolidée » étant du 23 mai 2001, publiée dans le Journal Officiel de la République Française du 23 mai 2001. Entre décembre 1998 et le 23 mai 2001, on relève une foule de dates pour les lectures du texte, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat. Contre toute attente, on a donc pris le temps de la réflexion ! Le 10 mai est le jour du vote du Sénat, en seconde lecture, donc de l’adoption finale du texte. Soit !
Je ne sais pas quel est le véritable motif du choix final du 10 mai (date qui, par ailleurs, on le verra, est refusée par certains protagonistes de l’affaire) ; j’en ai déjà parlé et je n’y reviens pas.
Revenons donc au texte. Il comporte plusieurs erreurs ou bizarreries.
La première est une forme de confusion, générale et permanente, entre la traite négrière et l’esclavage. L’esclavage a existé bien avant la traite négrière et, rappelons-le, les dates de leurs abolitions respectives sont très différentes. La traite est abolie mais surtout interdite en 1815 ; l’esclavage le sera bien, plus tard et à des dates différentes selon les colonisations (1835 pour les colonies de la Couronne Britannique, 1848 pour la France, 1863 pour les colonies hollandaises, etc.). On sait assez que l’esclavage existe encore dans quelques régions du monde, en Mauritanie par exemple mais aussi dans le XVIe arrondissement de Paris où résident nombre de diplomates étrangers du Sud.
La deuxième bizarrerie est sémantique et historique ; l’usage du mot « reconnaît » dans le texte de la loi me semble impliquer, de la part de la République française, l’acceptation d’une responsabilité étatique spécifique. On « reconnaît » qu’on a commis une faute ; en revanche, on admet, on proclame, on souligne, on dénonce, etc. une faute d’autrui. Je ne vois donc pas bien comment la France peut « reconnaître » des faits liés à l’esclavage et à la traite « à partir de XVe siècle » (qui, rappelons-le, commence en 1400 !), c’est-à-dire très antérieurement à la colonisation française dans la zone antillo-guyanaise, où elle n’a guère commencé qu’au XVIIe siècle.
Des Antillais devraient tout de même connaître un peu l’histoire de leur pays, même si les méchants Français de souche ont tenté de la leur dissimuler. L’arrivée des premiers esclaves africains a été précédée, en effet, par une période où l’on a tenté d’utiliser des « engagés » blancs, des Français en général, ce que permettaient la misère et la surpopulation de la France du XVIIe siècle. La simple lecture de la belle thèse d’un historien antillais, J. Petitjean-Roget (La société d’habitation à la Martinique : un demi-siècle de formation, 1634-1685, 1980) aurait évité pareille bévue. Je donne ces références pour l’information des membres du « Comité » qui me semblent singulièrement manquer de lectures historiques ; c’est sans doute la raison pour laquelle ils demandent avec tant d’insistance la mise en oeuvre de recherches dans ce domaine !
Troisième bizarrerie, l’allusion aux Amérindiens. On ne voit guère ce que vise le texte de la loi, car les Caraïbes (aux Antilles) ou les Amérindiens (en Guyane) n’ont jamais été réduits collectivement en esclavage. On retrouve, en fait, ici une certaine obsession antillaise de l’ascendance caraïbe. Insoutenable au plan historique, une telle référence est curieuse quand il s’agit de crime contre l’humanité, car le traitement infligé, en leur temps, par les envahisseurs caraïbes aux Arawaks, qui occupaient dans ces îles avant leur arrivée, n’a pas été des plus humains et a été, pour le coup génocidaire. Il en est d’ailleurs résulté une curiosité linguistique qu’ont signalée longtemps tous les manuels de sciences du langage. Les femmes arawaks qui, à la différence de leurs conjoints, n’avaient pas été massacrées par les envahisseurs caraïbes, mais épargnées pour la distraction et la reproduction, ont conservé leur langue arawak, tout en apprenant, bien entendu, le parler caraïbe de leurs nouveaux maîtres. Au cours des siècles, elles ont transmis leur idiome arawak d’origine, mais seulement à leurs filles.
Une quatrième anomalie tient à l’évocation de l’océan Indien qui dans le texte est faite, en outre, au prix d’une faute de français. Comme la proposition de loi avait été aussi introduite, le 22 décembre 1998, par trois élus de la Réunion (Huguette Bello, Elie Hoareau et Claude Hoarau), on ne pouvait pas évoquer, comme on le fait toujours, la seule « traite transatlantique » vers la zone antillo-guyanaise. On a donc ajouté « la traite dans l’océan Indien », sans prendre garde, une fois de plus, à l’histoire. En effet, dans cette zone, la traite vers les colonies françaises (les archipels des Mascareignes et des Seychelles), qu’a étudiée J-M Filliot dans sa thèse de 1974 (mais tout ce beau monde ignore bien entendu jusqu’à l’existence de cette étude), est un phénomène, dont l’ampleur est ridiculement marginale par rapport à la traite orientale opérée par les Arabes, dans ce même océan, des siècles durant. Les auteurs de ce texte et leurs conseillers ignoraient naturellement ce détail ; par ce texte, ils visent donc, sans le savoir, la traite arabe, à partir de l’Afrique de l’Est dont on estime (nous y reviendrons demain) qu’elle a concerné 15 à 17 millions d’esclaves africains (donc sans doute au moins cent fois plus que la traite vers les colonies françaises de cette même zone).
Ce point nous amène à ce qui est le vrai scandale historique d’un tel texte, où se mêlent sans doute ignorance et mauvaise foi, sans que je sois en mesure d’établir les proportions de ce fâcheux mélange. On le perçoit déjà puisque, si l’on s’en tient à la lettre du texte, la République Française, bonne fille mais un peu imprudente dans son ignorance, assume aussi la responsabilité de la traite afro-arabe dans l’océan Indien. Pire encore, on lui pose sur la tête, dont tout ce qui précède indique qu’elle est petite, le vaste chapeau de l’ensemble de la « traite transatlantique » elle-même.
En effet, au XVIe siècle, la traite transatlantique n’est nullement le fait des Français qui, alors, n’ont pas de colonies ailleurs qu’en Nouvelle France ; il suffit de constater le caractère nettement ibérique de tous les « mots de la traite » pour s’en convaincre. Si les précurseurs sont les Portugais et les Espagnols, au XVIIIe siècle (la grande époque), la plupart des pays européens participent dans la suite à ce commerce des esclaves.
Pour l’instruction des membres du « Comité » et pour qu’ils comprennent enfin le fonctionnement de la traite dans le Golfe de Guinée, je leur recommanderais volontiers la lecture du Journal de L.F. Römer qu’a traduit et publié M. Dige-Hen (Paris, l’Harmattan, 1989). Römer est un « traitant » danois (et non français) et son récit est un excellent témoignage à propos de la traite sur la côte occidentale d’Afrique. Les Danois qui, avec d’autres peuples non colonisateurs, donnent volontiers aujourd’hui des leçons d’humanité, ont oublié que certains d’entre eux ont trempé dans ce commerce, comme aussi les Suédois, dont la colonie de Saint-Barthélemy fut, un moment, très active dans ce domaine.
Lire le récit de Römer aurait sans doute permis à Mesdames Taubira et Vergès de se faire une idée plus exacte de la traite et surtout de comprendre qu’il est évidemment impossible de faire porter aux SEULS européens la responsabilité de ce commerce et donc, pour une bonne part de l’esclavage européen colonial, qui n’aurait jamais pu être mis en place sans la logistique efficace de la traite « intra-africaine ».
Demain suite et fin !
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2 commentaires:
Dans le même ordre d'idées, il n'y aurait pas eu de colonisation de l'Afrique sans l'aide des Africains, le droit à une part du butin lors des pillages constituant souvent une motivation suffisante.
Cher Expat
J'en parle demain Usbek
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