Quel lien entre la commémoration de l’esclavage, Jdanov, dictateur théoricien de l’idéologie soviétique, et Bruno Coquatrix, promoteur de spectacles ? Les récentes commémorations de l’abolition de l’esclavage, depuis mai 2006, me semblent l’avoir fait apparaître.
Depuis quelques années, dans des intentions au départ louables, l’Etat s’est, en effet, préoccupé d’interdire à quiconque, et donc naturellement aux historiens et aux écrivains, tout écrit qui risquerait d’apparaître comme raciste ou xénophone.
Jdanov était sans doute tout à fait sincère, lui aussi, dans l’imposition du jdanovisme ; l’histoire de l’URSS, on le sait, fut réduite par lui, sans ménagement (c’est le moins qu’on puisse dire !), à la seule version officielle d’événements choisis ; on en vint souvent, en outre, au gommage, sur les photos et dans les récits, des « déviationnistes » et des « traîtres ». Depuis 20 ans, de la loi Gayssot en 1990 à la loi de 2005 (dont l’article quatrième évoquait le rôle positif du colonialisme), en passant par la loi de janvier 2001 sur le génocide arménien et la loi Taubira-Delanon du 21 mai 2001 sur la traite et l’esclavage, la République française a pris, de bonne foi, une série de dispositions législatives « mémorielles » qu’on peut juger louables, mais qui, en quelque sorte, imposent une forme unique et officielle de « vérité historique ».
Ce propos ne va pas manquer de me faire traiter de « facho » par des gens qui, de toute évidence, ne savent pas davantage ce qu’est le fascisme. Je me bornerai donc à faire observer que, d’un point de vue un peu différent, je me trouve ici exactement sur la position exposée dans « la pétition des 19 », rédigée et signée par des historien(ne)s français(es) dont plusieurs comme Elizabeth Badinter, Marc Ferro, Jacques Juillard ou Pierre Vidal-Naquet ne font pas mystère de leurs opinions de gauche et qu’on hésitera donc peut-être à traiter de « fachos »! Les menaces de procès et les demandes de suspension d’enseignement voire de radiation de l’éducation nationale contre O. Pétré-Grenouilleau, l’un des plus incontestables historiens français de la traite et de l’esclavage, illustrent parfaitement le danger que peuvent constituer de telles lois. C’est d’ailleurs dans cette affaire même que se situe l’origine du mouvement qui a conduit à la « pétition des 19 ».
Pour ce qui est de Bruno Coquatrix (Paix à son âme, car il n’est nullement en cause de façon directe et je ne l’ai choisi que pour sa grande notoriété dans le monde du spectacle), je fais allusion aux traitements de cette même information (la commémoration de l’abolition de l’esclavage) par les médias français.
Un exemple, très simple et parfaitement clair. Le 10 mai 2006, dans son édition du matin et pour célébrer cette date, France-Inter, chaîne nationale majeure, avait reçu deux invités pour débattre de cette question. Qui étaient-ils ? Je vous le donne en mille (ce qui, à l’origine de cette jolie expression, veut dire, je vous autorise mille réponses pour trouver la bonne !). Olivier Pétré-Grenouilleau que j’ai déjà évoqué ? Un autre historien de la traite ? A la rigueur Maryse Condé ? Edouard Glissant (alors encore vivant) ? Ne cherchez pas davantage, car vous le donnerais-je en dix-mille que vous ne trouveriez pas davantage! Les deux invités de France-Inter étaient… Lilian Thuram et Joey Star, un footballeur en retraite et un chanteur de rap habitué des tribunaux.
Le premier a la particularité de porter lunettes et d’avoir le talent, rare chez les footballeurs, de parvenir à faire deux phrases de suite. Le second, porté à dire n’importe quoi sur n’importe quoi, est, de ce fait, apprécié des médias, même dans les emplois les plus inattendus. On a ainsi pu le voir, naguère, donner des leçons de civisme aux jeunes des banlieues, ce à quoi ne paraît pas le porter de façon naturelle sa tendance, un peu fâcheuse mais constante, à boxer ses petites amies ou, à défaut, les hôtesses de l’air et à faire payer par un innocent, pour son malheur homonyme, ses diverses contraventions.
Ajoutons que Thuram a arrêté sa carrière pour faire je ne sais quoi et que Star sortait alors un disque. Vous l’aviez deviné ! Heureuse conjonction entre la recherche frénétique d’audience des médias et le mercantilisme de leurs invités ; cette alliance fonde désormais tout notre paysage audiovisuel où l’on n’entend plus que des « peoples » (comme on dit en ces lieux) se voir offrir le prétexte de venir parler de choses auxquelles ils n’entendent rien, pour vendre une marchandise sans rapport avec le propos.
Le prétexte pour les inviter à opiner sur cette question est qu’ils sont, l’un et l’autre, d’origine antillaise. De là à les regarder comme des produits de la culture des Antilles, il y un grand pas que nos médias n’hésitent pas à franchir. Le premier a en effet quitté la Guadeloupe à neuf ans et il est donc guadeloupéen, comme Leconte de Lisle était Réunionnais ; le second est né dans le 93 (Seine-Saint-Denis) et n’a donc pas sucé, à la mamelle, la culture créole.
Le rapport spécifique entre toute cette affaire et les Antilles est d’ailleurs un élément du problème, le plus important sans doute. En effet, quoique les Antilles et la Guyane ne représentent que la moitié de la population « domienne » totale, le reste ne semble guère pris en compte.
A ce stade, je me borne à constater qu’en dehors même des quatre lois que j’ai évoquées, l’Etat français intervient, dans toutes ces affaires, d’une façon que je juge souvent excessive ou maladroite et qui, en outre, ne me paraît pas exempte de visées électoralistes et/ou politiciennes.
En effet, un décret a créé, le 5 janvier 2005, un « Comité pour la Mémoire de l’Esclavage » qui, le 30 janvier 2006, a été reçu officiellement par le Président Chirac. C’est à cette occasion qu’il a annoncé que la date du 10 mai avait été retenue pour la commémoration de l’abolition de la traite et de l’esclavage.
La composition même de ce Comité est un peu étrange. Il comprend en effet douze membres, parmi lesquels on ne compte que deux Réunionnais (Gilles Gauvin et Françoise Vergès), alors que, comme je l’ai rappelé, la Réunion a, en gros, la même population que la Martinique et la Guadeloupe réunies.
Seconde étrangeté, plus grande encore, alors que la vocation de ce comité est expressément « de mémoire », on n’y trouvait aucun historien spécialisé de renom. Les spécialistes de service étaient Nelly Schmidt et Marcel Dorigny. La première, dont les collaborations multiples avec Oruno Lara n’ont pas contribué à asseoir la réputation scientifique, donne un peu trop souvent dans le militantisme (ce qui est d’ailleurs sans doute la raison de son choix). Marcel Dorigny, maître de conférences à Paris 8, est, en fait et à l’origine, un spécialiste du libéralisme français au XVIIIe siècle. Sa thèse porte sur les Girondins et il en est venu, récemment et par l’histoire des idées, à la thématique de l’esclavage, nettement plus « porteuse », comme on peut le constater. Il semble clair que ces deux historiens ont été placés dans ce Comité pour leurs positions idéologiques plus que pour leur poids scientifique réel. C’est d’ailleurs ce que reconnaît, sans grand ménagement à leur égard, le Comité lui-même quand il déclare « Aucun des grands historiens français du moment ne se penche sur l’esclavage ». Dont acte !
La marginalité de ces représentants de l’historiographie française se marque, à l’évidence, à la fois par l’absence de noms qu’on aurait pu attendre sur le plan national, comme ceux de Pétré-Grenouilleau (contre le livre duquel M. Dorigny a produit une lamentable réponse), J. Mettas, S. Daget, L. Hurbon, J.L. Bonniol, J-M. Filliot ou H. Gerbeau (auquel le Comité s’est borné à offrir un prix au lieu de l’admettre dans son sein). En 2004, Claude Meillassoux, le grand anthropologue français de l’esclavage, vivait encore ; on aurait pu songer à cet éminent spécialiste, mais encore aurait-il fallu connaître son existence et ses travaux. On aurait pu aussi penser, pour les DOM, à des historiens « domiens » comme C. Wanquet, S. Fuma, P. Eve, J. Petitjean-Roget, H. Elizabeth ou S. Mam Lam Fouck. On les a apparemment oubliés ou plutôt écartés.
Ce mode de désignation singulier explique sans doute aussi, de la part de ce Comité, la volonté, tout à fait étrange mais réitérée, de développer en France les recherches sur l’esclavage... comme si elles n’existaient pas. N. Schmidt, chercheur au CNRS, devrait pourtant être informée de sa propre existence, de celle de J.M. Filliot (IRD) et les noms de D. Bebel-Gisler (aujourd’hui décédée, mais qui avait fait toute sa carrière au CNRS, toutefois sans y produire grand-chose) ou de L. Hurbon ne peuvent lui être tout à fait inconnus (les approches sociologiques ou anthropologiques de l’esclavage sont tout aussi légitimes que celle de l’histoire).
C. Taubira (femme politique) et F. Vergès (politologue), sur les cas desquelles je me suis déjà exprimé, ont publié sur l’esclavage des livres inattendus, auxquels les médias ont assuré une flatteuse promotion, largement imméritée. Ces ouvrages participent-ils, d’ores et déjà, au renouveau de l’historiographie française dans ce domaine ? Elles ont alors en tout cas, l’une et l’autre, envahi les télévisions et les radios, ce que les vrais historiens n’ont jamais pu faire. On retrouve donc ici, à nouveau, Jdanov et Bruno Coquatrix !
Les modalités de formation de ce Comité expliquent sa composition, mais aussi les problèmes qui s’y sont dans la suite posés (Serge Romana, président du Collectif DOM, a démissionné) ou qu’il a suscités (le différend avec Pétré-Grenouilleau qui tient, pour une bonne part, à l’étrange rédaction de la loi Taubira-Delannon).
Mais, ceci est une autre histoire... et nous y viendrons demain.
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