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dimanche 16 janvier 2011

« Sauvez Haïti » : reconstruction et langues.

Je n’ai vu que récemment, car la chose m'avait échappé vu l’heure tardive de l'émission, le documentaire « Sauvez Haïti » que la chaîne Arte a diffusé le 12 janvier 2011, me semble-t-il.

Ce documentaire est long (76 minutes) et cette production, allemande, est remarquable d’intérêt et de qualité. Elle retrace, sur l’ensemble de l’année 2010, la reconstruction du « marché de fer » de Port-au-Prince qui, construit en 1889, était inspiré, de toute évidence, des Halles parisiennes de Baltard. Il est d'ailleurs curieux de constater que, sauf erreur de ma part, dans le commentaire français de cette émission, on ne désigne l'ancien marché de la capitale haïtienne que comme « les halles », alors que le nom local a toujours été « le marché de fer », expression qui est, à mon sens, beaucoup plus parlante et pittoresque.
Cette reconstruction a été assurée, sur ses fonds propres, par le milliardaire irlandais Dennis O’Brien, qui, ne nous le cachons pas, a fait, dans cette action généreuse et surtout efficace qu’il a conduite et surveillée d’un bout à l’autre, une large publicité de sa société Digicel, dont le nom est répété et reproduit à l'envi dans tout le documentaire, jusque sur les T-shirts des ouvriers haïtiens !

Si on laisse de côté les aspects de propagandes diverses (où Bill Clinton joue un rôle tout à fait central à travers la « Global Clinton Initiative »), il y a, dans ce documentaire, un tableau, sans doute partiellement involontaire d'ailleurs, de la vie et de la société locale et, plus précisément, de la situation administrative et politique d'Haïti après le séisme du 12 janvier 2010.

Je connais trop et depuis trop longtemps Haïti pour être, dans cette affaire, un témoin « normal » et, par là, objectif, mais je trouve qu'on a dressé dans ce film, pour partie sans vouloir sans doute, un tableau assez juste à la fois de la société haïtienne dans son fonctionnement habituel, des relations entre les affaires et le pouvoir, et enfin du rapport entre la prétendue reconstruction d'Haïti et les événements politiques, centrés en cette fin d'année 2010, sur les élections présidentielles qui demeurent d’ailleurs dans une totale impasse,en ce 16 janvier 2011. C’est, en effet, la date où devait avoir lieu le second tour d’une élection présidentielle, dont les vrais résultats de premier tour ne sont même pas encore connus, un mois et demi après ce vote.

Le post étant une forme brève, je me limiterai ici à ce qui m'a le plus intéressé dans ce documentaire : l'usage des langues par les personnes filmées (en excluant, bien entendu, celle du commentaire lui-même qui était évidemment le français).

La première remarque est que, alors que 99 % de la production linguistique quotidienne en Haïti doit s'opérer en créole haïtien, on n’a, à peu près, jamais vu personne s’exprimer dans cette langue dans ce film d'une heure et quart. Le peuple haïtien, pourtant très présent comme élément du décor ou acteur des activités, des marchands aux passants et aux ouvriers, y est muet. Je ne suis pas sûr d'avoir été parfaitement attentif, mais je n'en ai guère entendu quelques mots de créole qu'au moment où Leslie Voltaire, architecte local du projet et, pour finir, candidat malheureux à la présidence, prend la parole dans une réunion publique de sa campagne électorale. Il s'exprime alors, à la fois et alternativement, en créole et en français.

Ce même Leslie Voltaire, qui, dans sa campagne, semble vouloir mettre le vaudou de son côté, est filmé, un moment, dans la maison d'un « houngan » (prêtre vaudou) important. Il est étonnant de voir alors que le prêtre vaudou s'exprime lui-même en anglais, comme la plupart des Haïtiens qui, dans ce film, prennent la parole, des architectes au ministre du tourisme. Un seul Haïtien parle en français, à New-York, lorsque dans une réunion manifestement très chic de la « Global Clinton Initiative », et c’est, lorsque Bill Clinton lui donne la parole en public, le président René Préval qui, avant et devant Barrack Obama, hésitait sans doute à parler anglais et qui, dans un tel cadre, ne pouvait guère songer à user du créole.

Il y a bien sûr deux mondes dans ce film, outre celui que forme le petit peuple haïtien totalement muet : celui des anglophones comme O’Brien lui-même et son architecte Mac Aslan qui, logiquement, fonctionne en anglais et, par ailleurs, celui de l'élite haïtienne très présente dans ce film et que caractérisent, au-delà de la langue, ses vêtements et, pourrait-on dire, ses phénotypes. En effet, sauf quand il s'agit des ouvriers des chantiers, des passants ou des marchands des rues, on voit surtout, dans ce film, des « milat », désormais de plus en plus anglophones, et très peu de ces « nèg fèy » ou « nèg mòn » (noirs de la campagne et des « mornes ») qui sont le plus souvent du plus beau noir et créolophones unilingues.

Le français, dans cette affaire, n’a donc guère de place, (pas plus que le créole en tout cas), sauf, dans les affichages publics ou dans quelques écrits qu’on entrevoit ici ou là. Il est clair que la catastrophe de janvier 2010 aura des incidences fortes sur le plan linguistique et éducatif, en donnant encore plus de place à l’anglo-américain et en accroissant l'influence non seulement des États-Unis, mais aussi, pourrait-on dire, de toute l’Amérique du Nord, car même si l’essentiel de l'émigration haïtienne au Canada se concentre au Québec, il est clair qu'à terme, toutes les élites haïtiennes, qui se forment de plus en plus en Amérique du Nord, seront très majoritairement et de façon très dominante anglophones.

Il serait temps sans doute que la France et la Francophonie, qui se donnent pour préoccupation l’avenir de la langue française dans le monde fassent ce genre d’observation et réfléchissent à des stratégies qui permettent d’y faire face.

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