Avant d'aborder
les questions que pose ce film, il faut dire quelques mots sur Raoul Peck dont
la vie, la carrière et la personnalité sont fort intéressantes, mais sans doute
mal connues.
Raoul Peck est
né en 1953 à Port-au-Prince, mais son père, ingénieur agronome, quitte Haïti en
1961 avec le premier contingent d'Haïtiens qui vont au Congo ex-belge, pour
compenser le refus de la Belgique d'établir, avec son ancienne colonie, des
relations de coopération du même type que celles que la France a instaurées.
Curieusement, il
en résulte qu'un jeune linguiste né à Liège, André Marcel D'Ans, fera, au Congo,
la première thèse française sur le créole haïtien, en ayant, parmi ses
principaux témoins haïtiens, la gouvernante de Madame Sylvain, sœur de Suzanne
Sylvain, qui en 1936 avait elle-même été l'auteur d'un ouvrage demeuré
classique sur ce même créole.
En 1963, le
jeune Raoul Peck rejoint son père au Congo avec le reste de sa famille ; ses
parents y resteront 28 ans ; il poursuivra lui ses études aux États-Unis, en
France puis en Allemagne où il va acquérir une formation d'ingénieur et
d'économiste à l'université de Berlin. Militant de gauche, il rêve de retourner
en Haïti pour combattre la dictature de Duvalier. Il change d'orientation
professionnelle dans les années 80 pour devenir journaliste photographe et
cinéaste et réaliser plusieurs court-métrages documentaires en Allemagne. Après
une carrière, marquée par diverses productions cinématographiques remarquées, tant
sur Cuba que sur l'Allemagne, il obtient, en 1994, pour "L'homme sur les
quais" le prix du meilleur court-métrage lors du Festival du cinéma africain
de Milan ainsi que divers autres prix qui le conduiront, dans les années 90, à
enseigner la mise en scène et l'écriture de scénario à l'université de New
York.
C'est alors que
s'ouvre pour lui une carrière politique car, sous la présidence d'Aristide, le
Premier Ministre Rosny Smarth lui propose, en 1996, le poste de ministre de la
culture. Ce séjour ministériel sera de courte durée puisque, en 1997, Rosny
Smarth démissionne,
devant l'évolution du régime d'Aristide, avec cinq de ses ministres, don R. Peck.
En 2000, R. Peck
commence une collaboration avec la chaîne européenne Arte et c'est sans doute dans
le prolongement de ces liens que se situe le film qui a été projeté mardi 16
avril 2013 à 20h50 sur cette même chaîne.
Le titre, un peu
ambigu et paradoxal au départ, vise essentiellement à dénoncer l'inefficacité et la gabegie
de l'assistance "humanitaire" internationale en Haïti, alors qu'un grand mouvement de
solidarité s'était dessiné dans le monde après le gigantesque séisme du 12 janvier
2010 qu'on a nommé en créole : « Goudou goudou » et qui a fait plus de 200.000
victimes. Il est impossible d'entrer
dans le détail du film lui-même qui est remarquable et illustre surtout le
désastre de cette prétendue coopération ; je me limiterai donc ici à quelques
remarques.
La première est
évidemment la mise en cause des États-Unis et en particulier celle de Bill
Clinton, dont l'image, au cours du film, ne cesse de se dégrader jusqu'à ce que,
vers la fin, lorsqu'est établi le bilan du désastre, vienne s'inscrire sucessivement,
sous son image, comme un générique de fin, la foule des titres de président ou de coordonnateur qui ont
été les siens durant ces deux années. Il est clairement dit, pour une fois, que
ce sont les États-Unis qui ont choisi et fait élire Michel Martelly comme président de la
République, au terme de processus électoraux dont il suffit de dire que, si le
président élu a bien obtenu plus de 60 % des suffrages, moins du quart des
électeurs ont voté et que les conditions du scrutin n'ont pas été d'une
parfaite régularité.
Le thème
dominant du film est que la coopération, prétendument humanitaire, fonctionne
très largement sans relation réelle avec les Haïtiens et parfois même en
opposition avec ce qu'ils pourraient attendre ou désirer. La dénonciation de la
corruption, des plus banales, est un moyen commode et sûr de faire en sorte
qu'une bonne partie des crédits de l'aide internationale retourne, en fait,
dans les pays donateurs, si elle les a jamais quittés. Tout cela est
parfaitement connu et on dit même que ce sont les Suisses qui détiennent tous
les records en la matière, en récupérant plus de 85 % des crédits qu'ils
peuvent apporter au titre des diverses aides.
Tout cela n'est
pas très nouveau mais ne se dit guère. Or actuellement, en Haïti même, on
observe à travers la presse quotidienne un changement d'attitude très sensible
à l'égard des États-Unis, comme envers une présidence de la République et un
gouvernement qui n'en sont que l'émanation comme chacun le sait.
Les passages les
plus intéressants du film, car il y a là des témoignages inédits et rares, sont
les interviews que Raoul Peck réalise aussi bien avec l'ancien président Préval
qu'avec son Premier Ministre, Jean-Max Bellerive. Tous deux s'expriment très
librement ; Préval explique même comment on a voulu lui faire le coup que les
Etats-Unis avaient déjà fait à Aristide en l'enlevant sous prétexte de le protéger ; sont
aussi filmées des scènes étonnantes comme celle où, durant une séance tout à
fait officielle, au moment où Bill Clinton monte sur l'estrade pour prendre la
parole, le Président Préval se lève et quitte ostensiblement sa place et la
salle. Tout cela illustre bien le climat dans lequel se déroule cette fameuse "coopération
humanitaire" qui est, sans cesse, marquée par de constants différents et accrochages
entre les O.N.G. et le
gouvernement haïtien qui souvent ne brille pas ni par l'initiative, ni par
l'honnêteté.
Le témoignage le
plus copieux et qui m'a paru le plus intéressant est celui de Jean-Max
Bellerive qui s'exprime très longuement, souvent avec franchise et beaucoup de
détails ; il rappelle que, dans un contexte où la notion même d'O.N.G. est
extrêmement floue, on en a compté un moment jusqu'à 4000 dans le pays ! Dans ce
même blog en 2010, j'ai eu ainsi l'occasion de m'interroger sur des expéditions
humanitaires françaises qui prétendaient amener en Haïti des psychologues (une
de nos spécialités nationales avec le sureffectif administratif et le steak-frites)
pour soigner les malheureuses victimes de la catastrophe. Tous ces braves gens
devaient ignorer sans doute que la grande majorité des Haïtiens ne sont
francophones que sur le papier ou dans les statistiques démo-linguistiques québécoises
et qu'il doit y avoir en France un nombre très réduit de psychologues assez
familiers avec le créole haïtien pour pouvoir en user dans leurs thérapies.
Pour conclure
sur un aspect qui pourrait sembler mineur, j'ai été personnellement frappé par
la très faible présence de la France dans ce film ; à peine entrevoit-on un
moment (il disparaît aussitôt) l'ambassadeur de France, Didier Le Bret (mais
qui ne "grogne" pas ; petite blague pour ceux qui, comme moi, savent
par coeur, depuis l'enfance, Cyrano de
Bergerac!) ; il avait pourtant demandé à être nommé en Haïti et son séjour
là-bas a dû, à mon avis, fortement le décevoir.
Sur le plan
linguistique, il est curieux de constater que dans ce film on entend à peu près jamais de
français (une des deux langues du pays) enregistré en Haïti ; l'essentiel des propos enregistrés est soit en anglo-américain, soit
en créole ; encore faut-il souligner que, si je me souviens bien, celles et ceux
qui s'expriment le plus fréquemment en français me paraissent être Belges ou
Québécois. Il y a là, une fois de plus, les signes de la vieille stratégie américaine d'éviction
du français que la politique française ne fait que favoriser tout en la dénonçant !
Il serait bon
qu'un tel film, avec les commentaires adéquats, soit projeté aux diplomates qui,
au Quai d'Orsay, ont la charge d'Haïti, comme aux décideurs de l'OIF et de l'AUF, car cela pourrait
peut-être inciter tout ce petit monde à avoir enfin, puisque, après tout c'est
là leur job, une politique un peu mieux adaptée et un peu plus réaliste.
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