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mardi 14 mai 2013

La commémoration de l’abolition de l’esclavage (suite) : des dangers de l’ignorance et de la bêtise.


« La République Française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que dans l’océan Indien d’une part et l’esclavage d’autre part [...] perpétrés à partir du XVe siècle contre des populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité ».
Cet extrait majeur du premier article de la loi Taubira-Delannon, que j'ai déjà évoqué et que je vais je vais examiner de plus près, contient plusieurs approximations ou erreurs qu’on aurait dû éviter dans un texte si important, le législateur étant réputé agir, selon le poncif juridique bien connu, « dans sa grande sagesse ».

Les textes de lois sont préalablement soumis à des juristes (Il y a, en outre, une Commission des lois) ; il n’aurait pas été mauvais non plus de faire lire le projet par un véritable historien, car C. Taubira-Delannon n’était pas encore historienne à cette époque, faute d’avoir publié son livre L’Esclavage raconté à ma fille.
Un point de détail historique contemporain, sans doute le plus étrange. La date de la commémoration a été fixée au 10 mai. La chose a été annoncée par Jacques Chirac et tout indique qu'elle a été choisie par lui.

« Avez-vous un texte ? » disait, avant tout débat, le grand Fustel de Coulanges. La loi en cause apparaît dans tous les documents officiels sous la référence « 2001-434 du 21 mai 2001 », la version « consolidée » étant du 23 mai 2001, publiée dans le Journal Officiel de la République Française du 23 mai 2001. Entre décembre 1998 et le 23 mai 2001, on relève une foule de dates pour les lectures du texte, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat. Contre toute attente, on a donc pris le temps de la réflexion ! Le 10 mai n'est que le jour du vote du Sénat, en seconde lecture, donc de l’adoption finale du texte et non un vote unanime de la représentation nationale comme le prétend le rapport de 2005 de la Commission pour la mémoire de l'esclavage (version 2004). 
Je ne sais pas quel est le véritable motif du choix final du 10 mai (date qui, par ailleurs, on le verra, est refusée par certains protagonistes de l’affaire). Je me demande cependant si ce choix, curieux et discutable, n’a pas été suggéré à J. Chirac par le souci tortueux de faire passer au second plan la commémoration du 10 mai 1981, arrivée de la Gauche française au pouvoir !

Retenir la date anniversaire du décret d’abolition lui-même (27 avril 1848) ou celle de la loi Taubira (le 23 mai) m’auraient semblé les choix les plus logiques, les plus symboliques et les moins contestables. Si certains ont fait le calcul que je suppose, ils ont parfaitement réussi, car le 10 mai 2006, le vingt-cinquième anniversaire de la victoire historique de la Gauche aux présidentielles, le 10 mai 1981, a été totalement oublié, même (ou surtout...) à gauche ! J’ajoute qu’il en a été de même les 10 mai suivants. L’idée n’était donc pas mauvaise.
Revenons au texte.

Il comporte plusieurs bizarreries, absurdités ou scandales.
La première bizarrerie est une forme de confusion, générale et permanente, entre la traite négrière et l’esclavage. L’esclavage a existé bien avant la traite négrière et, rappelons-le, les dates de leurs abolitions respectives sont très différentes. La traite est abolie et surtout interdite en 1815 ; l’esclavage ne le sera bien que bien plus tard et à des dates différentes selon les colonisations (1835 pour les colonies de la Couronne Britannique, 1848 pour la France, 1863 pour les colonies hollandaises, etc.). On sait assez que l’esclavage existe encore dans quelques régions du monde, en Mauritanie par exemple mais aussi dans le XVIe arrondissement de Paris où résident nombre de diplomates étrangers esclavagistes de leur personnel domestique !

La deuxième bizarrerie est sémantique et historique ; l’usage du mot « reconnaît » dans le texte me semble impliquer, de la part de la République française, l’acceptation d’une responsabilité étatique personnelle et spécifique. On « reconnaît » qu’on a commis une faute ; en revanche, on admet, on proclame, on souligne, on dénonce, etc. une faute d’autrui ou partagée avec autrui. Je ne vois donc pas bien comment la France peut reconnaître des faits liés à l’esclavage et à la traite « à partir de XVe siècle », c’est-à-dire bien antérieurement à la colonisation française dans la zone antillo-guyanaise, où elle n’a guère commencé qu’au XVIIe siècle. Grossière et ridicule ignorance !
Des Antillais devraient tout de même connaître un peu l’histoire de leur pays, même si les méchants Français de souche ont tenté de la leur dissimuler. L’arrivée des premiers esclaves africains a été précédée, en effet, par une période où l’on a tenté d’utiliser des « engagés » blancs, des Français en général, ce que permettaient la misère et la surpopulation de la France du XVIIe siècle. La simple consultation de la belle thèse d’un historien antillais, J. Petitjean-Roget (« La société d’habitation à la Martinique : un demi-siècle de formation, 1634-1685 », 1980) aurait évité pareille bévue. Je donne ces références pour l’information des membres du « Comité », qui me semblent singulièrement manquer de lectures historiques ; c’est sans doute la raison pour laquelle ils demandent avec tant d’insistance la mise en oeuvre de recherches dans ce domaine !

Troisième bizarrerie, l’allusion aux Amérindiens. On ne voit guère ce que vise le texte de la loi, car les Caraïbes (aux Antilles) ou les Amérindiens (en Guyane) n’ont jamais été réduits collectivement en esclavage. On retrouve, en fait, ici une certaine obsession antillaise de l’ascendance caraïbe. Insoutenable au plan historique, une telle référence est curieuse quand il s’agit de "crime contre l’humanité", car le traitement infligé, en leur temps, par les envahisseurs caraïbes aux Arawaks, qui occupaient ces îles avant leur arrivée, n’a pas été des plus humains. Il en est d’ailleurs résulté une curiosité linguistique qu’ont signalée longtemps tous les manuels de sciences du langage. Les femmes arawaks qui, à la différence de leurs conjoints, n’avaient pas été massacrées par les envahisseurs caraïbes, mais épargnées pour la distraction et la reproduction, ont conservé leur langue arawak, tout en apprenant, bien entendu, le parler caraïbe de leurs nouveaux maîtres. Au cours des siècles, elles ont transmis leur idiome arawak d’origine, mais seulement à leurs filles. Comme il n’y a plus guère de Caraïbes aujourd’hui, sauf à la Dominique, cette singularité a dû disparaître.

Une quatrième anomalie tient à l’évocation de l’océan Indien. Comme la proposition de loi avait été aussi introduite, le 22 décembre 1998, par trois élus de la Réunion (Huguette Bello, Elie Hoareau et Claude Hoarau), on ne pouvait pas évoquer, comme on le fait toujours, la seule « traite transatlantique » vers la zone antillo-guyanaise. On a donc ajouté « la traite dans l’océan Indien », sans prendre garde, une fois de plus, à l’histoire. En effet, dans cette zone, la traite vers les colonies françaises (les archipels des Mascareignes et des Seychelles), qu’a étudiée J-M Filliot dans sa thèse de  1974 (mais tout ce beau monde ignore bien entendu jusqu’à l’existence de cette étude), est un phénomène, dont l’ampleur est ridiculement marginale par rapport à la traite orientale opérée par les Arabes, dans ce même océan, des siècles durant. Les auteurs de ce texte et leurs conseillers ignoraient ce menu détail ; par ce texte, ils visent donc, sans le savoir, la traite arabe, à partir de l’Afrique de l’Est dont on estime qu’elle a concerné 15 à 17 millions d’esclaves africains (soit sans doute au moins cent fois plus que la traite vers les colonies françaises de cette même zone).

Ce point nous amène à ce qui est le vrai scandale historique d’un tel texte, où se mêlent sans doute ignorance et mauvaise foi, sans que je sois en mesure d’établir les proportions exactes de ce sinistre mélange. On le perçoit déjà puisque, si l’on s’en tient à la lettre du texte, la République Française, bonne fille mais un peu imprudente et ignorante, assume aussi la responsabilité de la traite afro-arabe dans l’océan Indien! Pire encore, on lui pose sur la tête, dont tout ce qui précède indique qu’elle est petite, le vaste chapeau de l’ensemble de la « traite transatlantique ».
En effet, au XVIe siècle, la traite transatlantique n’est nullement le fait des Français qui n’ont pas de colonies ailleurs qu’en Nouvelle France, en Amérique du Nord ; il suffit de constater le caractère nettement ibérique de tous les « mots de la traite » pour s’en convaincre. Si les seuls précurseurs sont les Portugais et les Espagnols, au XVIIIe siècle (la grande époque), la plupart des pays européens participent à ce commerce des esclaves.

Pour l’instruction des membres du « Comité » et pour qu’ils comprennent enfin le fonctionnement de la traite dans le Golfe de Guinée, je leur recommanderais volontiers la lecture du « Journal de L.F. Römer » qu’a traduit et publié M. Dige-Hen (Paris, l’Harmattan, 1989). Römer est un « traitant » danois (et non français) et son récit est un excellent témoignage sur la traite de la côte occidentale d’Afrique. Les Danois, qui, avec d’autres peuples censés être non colonisateurs, donnent volontiers aujourd’hui des leçons d’humanité, ont oublié que certains d’entre eux ont trempé dans ce commerce, comme aussi les Suédois, dont la colonie de Saint-Barthélemy fut, un moment, très active dans ce domaine.
Lire le récit de Römer aurait sans doute permis aux membres de ce Comité de se faire une idée plus exacte de la traite et surtout de comprendre qu’il est évidemment impossible de faire porter aux SEULS européens la responsabilité de ce commerce et donc, pour une bonne part de l’esclavage européen colonial, qui n’aurait jamais pu être mis en place sans la logistique ancienne, efficace et éprouvée de la traite "intra-africaine".

A demain pour la suite.

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